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Un Spécialiste by Gilles Durand (La voix du Nord)

21.04.1999


Rencontre avec Rony Brauman, co-auteur du documentaire "Un spécialiste", consacré à Eichmann.

"On a pris le risque de donner la parole à Eichmann"

Point de départ. Le livre de Hannah Arendt et l’analyse qu’elle fait du personnage d’Eichmann, fonctionnaire zélé, logisticien d’une solution finale qu’il n’approuvait pas. Cette prise de position l’a d’ailleurs bannie d’Israël. En amont, ce fut également une expérience douloureuse vécue en Ethiopie, avec les organisations humanitaires. Nous avions participé inconsciemment au transfert forcé de la population et il s’est posé un dilemme au niveau de notre responsabilité. En bornant notre vision à la stricte aide humanitaire, sans nous soucier du contexte, nous avions enlevé le sens de notre action, et nous devenions, dès lors, complices de crimes. Cette analogie entre le rôle des organisations humanitaires en Ethiopie et celui des conseils juifs dans les ghettos décrit par Hannah Arendt, était frappante.

Recherches. Eyal Sivan, en rentrant d’Israël, m’annonce qu’il est tombé sur des cassettes du procès d’Eichmann. Tout de suite, le projet du film a germé. Mais les difficultés furent nombreuses. Il fallut des mois pour remettre les cassettes dans l’ordre et choisir parmi 350 heures. En plus, notre travail n’a jamais été facilité. Parti pris. Nous avons cherché à tracer les limites de responsabilité d’Eichmann. On a pris le risque de lui donner la parole, d’écouter un criminel expliquer et décrire lui-même les modalités de son crime avec ce langage froid et clinique. Mais, attention, on ne laisse jamais Eichmann raconter seul. Les témoignages des déportés agissent toujours comme rappel à l’ordre. Par le montage, le discours déresponsabilisant d’Eichmann se mêle ainsi à un sentiment d’effroi.

Holocauste. Dans ce film, deux personnages s’affrontent, Eichmann et le procureur Hausner. Nous avons refusé le traité métaphysique de Hausner, qui est la voix du sionisme et de Ben Gourion. On voulait au contraire désacraliser l’Holocauste, mettre en scène des hommes, des processus pour montrer que décider un génocide, finalement, n’a rien de compliqué. Le système continue à tourner car les gens ne s’interrogent pas sur ce qu’ils font. Les techniciens qui ont conçu la chambre à gaz par exemple n’avaient rien de fanatique.

Responsabilité. On a fait confiance au spectateur. L’Holocauste est une monstruosité tellement présente dans nos esprits qu’on ne se sentait pas le besoin de le montrer, de marteler des slogans contre ça ou d’infantiliser par une démarche pédagogique. Ce cataclysme est si vaste qu’une leçon d’histoire sera toujours partielle. L’horreur est admise, il faut aller plus loin pour comprendre. Et pour comprendre, il fallait suivre la trajectoire d’Eichmann. Ce film oblige à se questionner sur la responsabilité. On a cherché à faire un film actuel en sortant les images de leur connotation archives. Ce film refuse de considérer ce passé comme révolu et clos. Il veut ramener dans le contemporain.

Propos recueillis par Gilles DURAND