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Eichmann, un spécialiste by Christophe Luget (Sud-Ouest)

14.04.1999

Portrait d’un "criminel de bureau" Auteurs d’un film et d’un livre sur le procès du célèbre nazi, Rony Brauman et Eyal Sivan étaient hier à Bordeaux. L’occasion d’un parallèle avec le procès de Maurice Papon sur le thème de "l’éloge de la désobéissance".

"Un spécialiste", le film de Rony Brauman et Eyal Sivan bâti sur les images d’archives du procès d’Adolf Eichmann, un des principaux artisans de l’extermination des Juifs d’Europe, n’aura pas occupé longtemps les écrans de l’UGC puisque la dernière séance avait lieu hier matin. Dommage. On peut d’autant plus le regretter que les deux auteurs de ce film, intégralement réalisé à partir des images vidéo du procès de 1961 à Jérusalem, faisaient escale hier à Bordeaux.

Ceux qui n’ont pu se rendre en salle obscure pour découvrir cet étonnant document - réalisé à partir des 350 heures d’archives vidéo retrouvées d’un des "procès du siècle" - devront attendre qu’une autre salle bordelaise, peut-être le Jean Vigo, reprogramme bientôt le film. En attendant, ils pourront se procurer "Eloge de la désobéissance" (1), le livre que les deux auteurs ont écrit en marge du film pour restituer le procès Eichmann dans la problématique du crime d’obéissance, thème très familier aux Bordelais depuis le procès de Maurice Papon.

"Banalité du mal"

"Il y a d’ailleurs une anecdote bordelaise dans le procès Eichmann", rappelle d’emblée Rony Brauman. L’ancien président de Médecins sans frontières (de 1982 à 1994) rapporte qu’en 1943, un des convois de prisonniers juifs quitte Bordeaux en retard sur l’horaire : "Eichmann, qui était responsable à Berlin de toute la logistique des convois, s’est mis dans une colère noire et il a menacé son représentant en France - un Allemand - d’interrompre les déportations". Hélas, il n’en fera rien.

"Un spécialiste" développe l’idée selon laquelle la "solution finale" est l’œuvre non pas de monstres mais de bourreaux "effroyablement ordinaires", pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt, cette historienne juive qui "couvrit" le procès Eichmann pour le compte d’une revue new-yorkaise et dont la thèse sur la "banalité du mal" inspire tout le travail de Brauman et de son complice, le cinéaste israélien Eyal Sivan. Impossible de ne pas en souligner la résonance avec le procès de l’ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde.

Euphémismes effroyables

Comme Maurice Papon dans son bureau bordelais, Adolf Eichmann dirige l’énorme mécanique des transports de déportés de son bureau berlinois. "On ignore s’il s’est rendu sur les lieux du génocide. C’est lui qui informe la cour de Jérusalem des quatre voyages qu’il a fait à l’Est pour visiter les unités mobiles de la police", raconte Brauman : "Son travail de base, c’est - je cite - le problème des capacités d’absorption et de traitement spécial du matériel biologique." La terminologie - effroyable par son côté euphémisant - témoigne de l’importance de la langue de bois administrative dans l’exercice quotidien de l’extermination des juifs.

Le parallèle avec Papon, les auteurs le discernent dans la façon dont Eichmann dégage une part de sa responsabilité en invoquant la chaîne hiérarchique des ordres reçus : "Pour les deux hommes, une signature est un acte neutre, sans rapport avec le contenu d’une lettre", souligne Sivan : "Eichmann signe par des initiales I.A. qui signifient "sur ordre" en Allemand."

Entre le grand coordonnateur du génocide et le haut fonctionnaire d’un pays occupé, il y a bien sûr une différence de degré. " Mais pas de nature", affirment Brauman et Sivan. "Leur zèle les rapproche : le travail doit être irréprochable et la déportation doit être bien organisée, dans l’intérêt même des personnes transportées (sic !)", dit Brauman. "La différence est que Papon est plus prudent en donnant des gages de résistance. A aucun moment Eichmann ne se prétend résistant ou humanitaire, car faire une dérogation eût été à ses yeux une faute professionnelle."

"Un simple instrument"

La fréquentation assidue d’Eichmann les a convaincus qu’ils avaient affaire à un "criminel de bureau" chimiquement pur, même s’il passe son temps à se représenter comme un simple "instrument" entre les mains de ses supérieurs. "Aussi respectueux du pouvoir du juge Landau qu’il l’avait été en son temps de celui du Führer, Eichmann, qui connaît parfaitement le dossier d’instruction fait un aveu total. C’est ce qui rend son procès plus intéressant, car on entre mieux dans la logique du système nazi." Le pire _si l’on ose dire_ est qu’à titre personnel, le spécialiste des questions juives du Reich, n’était pas partisan de la solution finale, et qu’il lui aurait préféré un transfert de population, comme celui qu’il organisa en 1938 vers la Palestine pour 50 000 juifs autrichiens après l’Anschluss...

Christophe Luget.

(1) "Eloge de la désobéissance, à propos d’un spécialiste, Adolf Eichmann" (Editions Le Pommier, 99 F.)