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Un Spécialiste : reflet dans une cage de verre by Bernard Bénoliel (Cahiers du Cinéma)

01.04.1999

UN SPECIALISTE.
 
En 1960, Adolf Eichmann -responsable sous le Ille Reich de l'émigration forcée, puis de la déportation des Juifs, des Polonais, des Slovènes et des Tsiganes d'Europe vers les camps d'extermination, partisan d'un continent Judenrein ("nettoyé de ses Juifs"), artisan de la Solution finale- est enlevé en Argentine par les services secrets israéliens. L'année suivante, il est jugé et condamné à mort à Jérusalem au cours d'un procès qui dura neuf mois. L'événement fut intégralement filmé par plusieurs caméras dissimulées derrière des cloisons, soit trois cent cinquante heures de film, ramenées dans Un spécialiste à un montage de deux heures.
 
II n'y a pas que les caméras qui étaient alors à l'abri, mais l'accusé lui-même, enfermé dans une cage de verre à l'épreuve des balles, des témoins, du public. C'est cela qui frappe d'emblée, cela que la philosophe Hannah Arendt - envoyée spéciale du New Yorker et auteur du célébrissime Eichmann à Jérusalem, sous-titré "Rapport sur la banalité du mal" -décode d'entrée de jeu et que le film s'efforce de restituer, quitte à en rajouter : le dispositif, la scène et ses cubes, l'espace dramaturgique et dramatisé d'une pièce jouée d'avance. En un mot, un spectacle. Un spectacle voulu à l'époque par Ben Gourion, le chef du gouvernement israélien. Cela dit, le spectacle est inévitable et, stricto sensu, ce mot n'est pas ici en procès. Tout le monde a voulu, veut et voudra voir : les survivants, la jeune génération mondiale de l'époque, nous aujourd'hui et demain. Voir Eichmann, la bête, le monstre et au-delà, donner un visage unique à l'hydre nazie, s'en faire une image, se donner l'illusion que de l'avoir vu rendra intelligible l'incompréhensible. C'est cathartique, humain. C'est dire aussi que le document brut, même forcément ramené à une durée exploitable, se suffisait à lui-même, contenait sa part de "suspense" et de fascination, bref avait pour lui une puissance accumulée simplement par l'Histoire dont il était en quelque sorte, quinze ans après, le dénouement.
 
Voilà pourquoi, entre autres, les manipulations visuelles et sonores auxquelles se sont livrés Rony Brauman et Eyal Sivan, les deux réalisateurs du film, apparaissent complètement superflues et gênantes : ralentis, zooms, recadrages, incrustations numériques de reflets de visages sur les parois vitrées de la cage, donc sur la figure et le corps mêmes d'Eichmann, modifications du grain de l'image, effets de lumière, distorsions sonores très contemporaines, "best of" des témoignages (la séquence où sont montés à la suite les larmes et les moments de suffocation des témoins) et même un plan, le dernier, colorisé. Que l'image, endommagée, ait été restaurée pour être visible, c'est une chose. Que la même image soit travaillée jusqu'aux limites des possibilités de son traitement informatique en est une autre. Que le son ait été rendu audible, c'était nécessaire. Qu'il soit amplifié, déformé, rehaussé à coups de cymbales, grosse-caisse et roulements de tambour, l'était beaucoup moins. En fait, les responsables de cette partition audiovisuelle dont on voit bien qu'elle se rêve comme une symphonie du chaos, n'ont fait que surenchérir sur un spectacle ontologiquement spectaculaire, détournant presque leur matériau de base afin de le signer. Un spécialiste est donc un film de montage d'un seul document mais tiraillé en tout sens par un volontarisme auteuriste. On sent tout du long que Brauman et Sivan ont été effrayés par leur matière même, une parole interminable qu'il aurait fallu rendre par blocs de durée au lieu de chercher sans arrêt à l'habiller et à la maquiller pour la faire passer ou défiler devant nous. En fait, ils ont eu peur d'ennuyer et ont "rajouté" de l'action, de la fiction. La preuve : la façon dont, au début, ils repoussent le moment de l'apparition à l'image d'Eichmann, fait soudainement penser, mutatis mutandis, à la manière dont Spielberg différait le plus longtemps possible le premier surgissement des dinosaures dans Jurassic Park.
 
Il y a un autre inconvénient à ces tripatouillages esthétisants. Les trafics d'images ne sont pas chose nouvelle au XXe siècle, qu'on se souvienne, pour ne donner qu'un exemple, des photos staliniennes truquées. Mais ces procédés étaient toujours tenus secrets et plutôt du côté des totalitarismes. Ici, ils s'exhibent comme arguments de vente et sont du côté du bien, au service d'un enseignement démocratique. C'est dire que la technologie a contaminé toute la sphère politique sans distinction, et peut faire dire, au nom du bon droit et de l'éducation civique, tout ce qu'elle veut à l'image. Si bien qu'Un spécialiste est comme atteint de schizophrénie : s'il éduque contre Auschwitz, il n'enseigne pas ce qu'est le cinéma, justement un art du montage et une morale du plan.
 
Ce dédoublement, à son tour, éloigne le film et son spectateur du sujet : Eichmann. 0n l'avait presque oublié ; on s'en souvient quand on arrive à ne plus penser aux poses de la mise en scène ou même à s'y faire. Car c'est bien lui l'objet du procès, le point de convergence de tous les regards, la raison d'être des images. Et il nous apparaît, non comme un idiot mais comme un "nul" un médiocre qui a eu l'occasion de se venger, un fonctionnaire zélé ayant acquis des habilités administratives, un garde-barrière capable de réciter par cœur les horaires des trains en partance pour la Solution finale. En fait, on ne sait que penser de cet exécutant/exécuteur et le contraire serait étonnant. Où l'on retrouve Arendt et son idée de "la banalité du mal", Ce mot qui a tant fait parler ne veut pas dire que les crimes d'Eichmann sont banals, mais il désigne le cas d'un homme privé de pensée : "C'est la pure absence de pensée qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels, de son époque. Cela est "banal" et même comique : avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque." Autrement dit, il est l'exemple le plus pur d'un homme réel en deux dimensions. Alors peut-être que ce concept de "banalité" parle aussi de ce qu'a ressenti Hannah Arendt durant le procès, de ce qu'on éprouve aujourd'hui à voir ces images. Comme en miroir, et c'est bien la seule chose qui devrait se refléter sur les vitres de la cage de verre d'Eichmann, nous sommes, nous aussi, absents à notre pensée devant cet "homme" sans pensée (les premiers mots du procureur, déniant à Eichmann le nom d'homme, disent bien l'étrangeté de la situation). Il -ce "il" pourrait être un autre de l'administration nazie ; en cela aussi, il est banal- est un défi aux catégories de l'esprit. Devant lui qui a été, à un degré jusque-là inconnu, incapable de penser l'Autre, nous sommes incapables de le penser vraiment. Il reste opaque derrière sa vitre et ce à quoi nous assistons c'est à une défaite générale de la pensée. C'est cela que nous enseigne, presque à son corps défendant, Un spécialiste, nous pouvons (devons) toujours apprendre, nous ne pourrons jamais comprendre.
 
Bernard Bénoliel
 
UN SPECIALISTE (France/Allemagne/Belgique/Autriche/Israël, 1998). Réalisation : Eyal Sivan. Scénario : Eyal Sivan et Rony Brauman, d'après le livre de Hannah Arendt. Images (1961) : Leo T. Hurwitz. Montage Image : Audrey Maurion. Montage son : Nicolas Becker, Audrey Maurion. Conception sonore : Nicolas Becker. Restauration numérique : Dust Restauration. Musique : Yves Robert, Krishna Levy, Béatrice Thiriet, Jean-Michel Levy. Production : Momento !, Image Création, Amythos, Lotus Films, BIFF. Distribution : AFMD. Durée : 2h08. En salles le 31 mars.