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Affaire de refus, Portrait by Ange-Dominique Bouzet [Libération]

18.03.2004

Sur le mur du bureau d'Eyal Sivan, les affiches de ses films disputent la place à un bric-à-brac d'images sulpiciennes de vierges pâmées, de statuettes de petits rabbins ou d'icônes rayonnantes des défunts régimes communistes. «Mon musée de toutes les idoles religieuses et politiques», s'amuse-t-il, le sourire iconoclaste. Lui-même ne dépare pas l'esthétique de cet édifiant tableau : haute stature, belle gueule d'archange bouclé, aux yeux clairs... Il aurait pu faire carrière à l'écran. Dans les années 70, il a été une petite vedette de la télé israélienne : «Tous les lundis, il y avait un magazine animé par des enfants. J'étais l'un des gamins-reporters de Jérusalem. J'ai fait des sujets sur le détecteur de mensonge, le bizutage, la délinquance juvénile...» Finalement, il y a plutôt contracté le virus du documentaire, germe d'une carrière qui a violemment rebondi, la semaine dernière. La deuxième projection de Route 181, fragments d'un voyage en Palestine-Israël, coréalisé avec le cinéaste palestinien Michel Khleifi pour Arte, s'est vu annuler au festival Cinéma du réel.

 

Les autorités de Beaubourg ont justifié cette censure en invoquant l'intervention d'une dizaine de personnalités (dont Desplechin, Sollers, BHL) et des «motifs de sécurité». Elles sont restées sourdes aux pétitions de soutien (Godard, Banks, Todorov, Maspero, etc.). L'aventure laisse Sivan désemparé et amer. Il contrôle mal sa colère face aux accusations de ses adversaires, qui l'ont taxé d'avoir plagié Claude Lanzmann (en filmant un barbier à son travail, comme dans Shoah). «Lanzmann serait-il le seul génie de la culture qu'il soit interdit de citer ? Quand nous avons rencontré ce coiffeur, je n'ai pas imaginé le filmer autrement. J'ai vu, oui, que cela mettait la séquence en résonance avec celle de Lanzmann. Mais les scènes ne sont pas du tout identiques. En revanche, il y a un appel à une réflexion sur la mémoire, quand on voit que, trois ans seulement après la libération des camps, Israël a entouré un quartier arabe de barbelés en l'intitulant "ghetto"... Pour ce qui est de la Naqba (ndlr : la défaite arabe), je ne peux pas, en tant qu'Israélien, la penser autrement qu'en relation avec la Shoah, puisque c'est par la Shoah qu'on l'a légitimée. Mais ceux qui m'accusent d'avoir "comparé l'incomparable", c'est eux qui le font !»

Cet enfant oppositionnel d'Israël, en rupture de sionisme, est né Titenstein, à Haïfa. «Un patronyme "trop juif" pour l'époque, en Israël», explique-t-il. « Pour travailler dans le service public, en 1969, ma mère devait déjudaïser et hébraïser son nom. Mes parents ont choisi "sivam", le cinquième mois du calendrier hébraïque (mai), celui de leur mariage. Tous deux étaient arrivés d'Uruguay à la fin de leurs études, ma mère issue d'une famille d'origine polonaise, mon père d'origine russe. A la maison, l'ambiance était latino. La première langue que j'ai parlée, c'était l'espagnol ! Il était architecte, elle, archéologue. L'un qui construisait l'avenir, l'autre qui fouillait le passé. Evidemment, ils ont divorcé : ce divorce, c'est tout Israël.»

Sivan a grandi à Jérusalem, auprès de sa mère et de sa soeur, à l'ombre de son grand-père : «Un juif polonais danseur de tango, à tête d'Espagnol-Arabe, avec les cheveux et la moustache gominés, qui vendait des vêtements au porte-à-porte et adorait parcourir les villages arabes.» Elevé dans la tolérance, le gamin noue facilement connaissance avec les jeunes Palestiniens, qui font paître leurs chèvres sur le terrain vague du quartier : «Je suis devenu ami avec Khaled. Pour moi, l'Arabe, ça n'a jamais été l'autre, mais un enfant comme moi. Plus tard, j'ai promis à Khaled de ne pas aller à l'armée.»

Première manif en 1973, contre le gouvernement Golda Meir, avec ses parents. «Je suis un fils de soixante-huitards : c'est d'eux que je tiens mon refus de l'écart entre le discours et la pratique.» Le lycéen se positionne à l'extrême gauche, milite avec le mouvement Sheli (la Paix pour Israël) et fait la connaissance de Michel Warchawski, chez qui il «parle marxisme». Il quitte le lycée à 17 ans, «sans le bac», pour s'installer à Tel Aviv, où il travaille comme photographe, puis pour des maisons d'édition. La guerre du Liban le raidit dans son refus. «Je devais être incorporé en novembre 1982. Les massacres de Sabra et Chatila ont eu lieu en septembre. J'ai menacé de me suicider. Ils m'ont exempté. A l'époque, c'était une punition : on perdait le droit au permis de conduire et à un tas d'autres choses.»

Peu à peu, il se sent étouffer. «Je suis parti pour Paris, en 1985, avec un billet open. En arrivant, la république, la laïcité, la tour Eiffel, c'était un éblouissement. J'ai fait tous les petits boulots : vendu des affiches et des ballons sur le parvis de Beaubourg, et même tenu le restaurant du foyer de la Ménagerie de verre. Et j'ai aussi découvert une formidable plate-forme de travail à la bibliothèque de Beaubourg.» Il prépare ainsi, depuis Paris, le premier film tourné chez lui, sur un village de réfugiés près de Jéricho : Aqabat-Jaber, primé à Cinéma du réel en 1987.

«Je n'ai jamais décidé, formellement, de rester en France», dit-il. Cependant, sa vie va se dérouler entre l'Hexagone, où il se marie, et Israël... entre films produits ici et réalisés là-bas. En 1990, Izkor, documentaire qui analyse l'instrumentalisation de la Shoah dans l'enseignement israélien, lui vaut ses «premières insultes de Finkielkraut». C'est aussi la première fois qu'il donne la parole, à l'écran, au philosophe israélien Yeshayahou Leibowitz, son «principal maître à penser avec Hannah Arendt.» .

En 1994, il fonde Momento, sa société de production, avec Armelle Laborie, sa deuxième compagne, et son cousin («et surtout ami») Rony Brauman. Ensemble, avec l'ancien président de Médecins sans frontières, ils réalisent Un spécialiste, sur le procès d'Eichmann à Jérusalem. L'entreprise, à quatre mains, avec Michel Khleifi, de Route 181 pouvait paraître une gageure encore plus complexe. «Le film, dit-il, ne ressemble finalement ni au cinéma de Michel Khleifi ni au mien. Nous avons réussi parce que nous savions qu'une option nous était interdite : la séparation.» Cette contrainte, il l'énonce comme une devise politique. «Les objectifs fondamentaux du sionisme (réaliser la "normalité" des juifs, abolir les ghettos, construire la sécurité) ont échoué. Israël est devenu le plus grand ghetto juif du monde, et il n'y a pas de pays, aujourd'hui, où les juifs soient moins en sécurité qu'en Israël. La réalité d'Israël est binationale et le restera, même avec un Etat palestinien à ses côtés. C'est pourquoi je juge préférable de penser, véritablement, la construction d'un Etat israélo-palestinien, unique, laïque et démocratique.»

Ces derniers temps, il avait résolu de prendre la nationalité française. «Chaque fois, il y avait toujours quelque chose qui ratait : mauvais formulaire, délai pas respecté... Je croyais avoir trouvé la solution, récemment, en m'attelant à un film sur le sujet. Maintenant, je ne sais plus...» Il y a quinze jours, juste avant l'affaire, il avait aussi décidé d'arrêter de fumer. Raté.

photo FRED KIHN

Eyal Sivan en 7 dates

9 septembre 1964: Naissance à Haïfa.

1982: Invasion du Liban, rencontre avec Yeshayahou Leibowitz, réformé de l'armée israélienne.

1985: Arrivée en France, début du travail sur Aqabat-Jaber, vie de passage.

1990: Izkor, les esclaves de la mémoire, rencontre avec Michel Khleifi.

1994: Création de Momento, avec Armelle Laborie, et réalisation de Aqabat-Jaber, paix sans retour ?

1995: Début de sa collaboration avec Rony Brauman sur Un spécialiste.

2004: Route 181, fragments d'un voyage en Palestine-Israël et Pour l'amour du peuple, sur la Stasi.


http://www.liberation.fr/portrait/0101482234-affaire-de-refus