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Leibovitz-Sivan : Entretien entre ciel et terre by Chérifa Benabdessadok (Différences)

01.12.1993

Le nouveau film documentaire d’Eyal Sivan, consacré au professeur Leibovitz, remue ciel et terre. Pour qui la patiente curiosité d’écouter un homme de quatre-vingt-dix ans s’exprimer dans une époustouflante seconde jeunesse, le spectacle vaut les 160 minutes de projection. Construit en deux parties, un peu comme un cours théorique et des travaux pratiques, ce film fait par un Israélien sur un Israélien s’adresse, en fait, à quiconque se pose quelques questions fondamentales sur sa propre conscience, sur l’Etat, sur le droit, sur la responsabilité.

Ce qui rend le film d’Eyal Sivan parfaitement original, c’est évidemment la personnalité du professeur Leibovitz : érudit, provocateur, révolté. C’est aussi que ses paroles nous parviennent d’Israël. Et qu’elles ne disent pas n’importe quoi, encore moins ce qu’on a l’habitude d’entendre. Elles défendent la laïcité par la bouche d’un croyant dans un Etat hébreu, elles appellent à l’insoumission dans un pays où l’armée occupe une fonction sacrée, elles posent la question des valeurs dans un monde qui paraît les avoir égarées pour un long moment.

Bien que réalisé avant les accords “Gaza et Jéricho, d’abord”, Itgaber, c’est le nom du film (sous-titre : le Triomphe sur soi) englobe, tout en les dépassant, le problème politique entre Israël et les pays arabes, entre israéliens et Palestiniens.

Yeshayahou Leibovitz, né a Riga en Lettonie, émigré en Palestine dès 1934, parle en Juif sioniste, en scientifique, en philosophie, en agitateur “professionnel”, détenant en Israël une position exceptionnelle. Comme il l’affirme lui-même, le sourire malicieux et la kippa mouvante, “j’ai ici une position qu’aucun pouvoir ne peut ébranler”. On comprend bien, au fil de l’entretien et des extraits des débats publics et télévisés reproduits, que Leibovitz en veut terriblement au régime politique israélien. Impossible de reprendre ici la substance de ce que ce neurobiologiste de formation pense de l’Etat, du Droit et de la Religion, mais en prédicateur inspiré et obstiné, Leibovitz ne veut ni plus ni moins qu’ébranler le régime en place ! Il lui reproche, notamment, d’avoir accaparé la religion, de mener une politique colonialiste et antidémocratique à l’égard des Arabes d’Israël et des Territoires et de permettre la torture.

Professeur de philosophie, après avoir enseigné la médecine neurophysiologique et dirigé la section de biochimie, à l’université hébraïque de Jérusalem, Y. Leibovitz aborde quelques questions parmi les plus tragiques, et les plus enthousiasmantes, que chacun peut se poser. Il développe ses points de vue sur la morale, l’éthique, la politique, la volonté et la science avec une simplicité et une richesse désarmantes. Même (surtout ?) si on ne partage pas ses conceptions ou ses conclusions, on a nécessairement besoin, après ce morceau d’anthologie, de faire le point avec soi-même et surtout de se rendre compte que la philosophie c’est concret, ça nous concerne, ça nous parle de nos vies et de nos problèmes. Original aussi parce que le réalisateur a su se tenir, malgré la forte personnalité de son interlocuteur, dans une loyale distance qui ne dessaisit pas le spectateur de sa liberté de perception.

Les exemples qu’utilise Leibovitz pour étayer ses propos ont quelque chose de troublant par leur “agaçante” évidence. Ils interviennent tel un vers qui lève dans un poème, éclairant, tout à coup, le sentiment le plus intime du lecteur. Ainsi, exposant la question “insoluble” du rapport entre le cerveau, une “machine” qui ne pense pas, et l’esprit de “son propriétaire qui pense... parfois”, Leibovitz fait constater que “la réalité psychique de l’homme est la seule chose qu’il connaisse”. Puis s’adressant à Eyal Sivan : “Je ne peux pas douter que je te vois : c’est une certitude”. Ce détail illustre comment des constructions philosophiques très compliquées, et souvent rébarbatives, parlent de réalités et des perceptions les plus communes.

Argument majeur de la pensée de Leibovitz : la volonté comme lieu central de l’identité et de l’existence de l’Homme. Par cet aphorisme, “la personnalité de l’homme, c’est sa volonté ; l’homme est lui-même et pas un autre par ce qu’il veut”, Leibovitz élabore un champs de réflexion qui pose l’homme social dans toute l’ampleur de la petite marge de liberté individuelle qui est la sienne, une marge inaliénable, quelles que soient les circonstances, et pourtant si souvent aliénée. Si l’homme n’est pas libre, dit-il en substance, parce qu’il est obligé de se soumettre à des règles sociales ou de se démettre en quittant la vie, il a toujours la possibilité de “faire une chose plutôt qu’une autre”. C’est là que réside la graine de la responsabilité qui fait qu’un homme peut triompher de lui-même.

A chaque fois qu’il prononce le mot Itgaber (le triomphe sur soi, en hébreu), plane sur le visage de Leibovitz une expression de bonheur satisfait. Il n’est plus, dans ces moments, l’empêcheur violent de gouverner en rond qui affirme “il existe chez nous une mentalité néo-nazie”, il devient le philosophe qui caresse du regard l’une des clés du mystère de l’Homme. I-T-G-A-B-E-R, le mot est prononcé, syllabes détachées, au rythme de la méditation, et l’on saisit que sa théorie sur le refus de l’obéissance à la loi, y compris la loi divine, est un devoir aussi sacré que la loi elle-même. Un devoir très particulier puisqu’il est indéfinissable a priori et ne s’évalue qu’a posteriori. Si la loi est programmable, la désobéissance à la loi est trop liée aux circonstances particulières dans lesquelles est placé un homme particulier pour pouvoir se formuler en “Commandement”.

Devant la caméra d’E. Sivan, Y. Leibovitz joue plusieurs rôles : le philosophe scientifique livre le fruit argumenté de ses réflexions et de ses connaissances, le citoyen s’exalte contre l’ordre établi, l’interviewé retourne les questions à l’intervieweur et les commente. Le tout se regarde et s’écoute avec délice. Après, on a envie de quitter, quelques jours seulement, les vraies fausses urgences du quotidien : le temps de se demander qui est vraiment Leibovitz et où l’on en est soi-même face aux conflits de notre rue et de notre époque. On peut remercier Eyal Sivan d’avoir rapporté de “là-bas” ce morceau de paysage humain peu ordinaire. Et de nous faire rêver à un Leibovitz français qui nous parle de là où nous sommes, et nous mette hors de nous-mêmes.

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ITGABER, LE TRIOMPHE SUR SOI

Eyal Sivan, réalisateur israélien que les lecteurs les plus assidus de Différences connaissent pour en avoir notamment lu une interview dans le numéro spécial de Différences consacré, il y a deux ans au conflit israélo-palestinien, récidive avec un étonnant documentaire sur l’homme le plus controversé d’Israël, Yeshayahou Leibovitz. Ce documentaire se présente en deux parties de 80 minutes chacune. Dans la première partie intitulée “De la science et des valeurs”, Leibovitz expose en philosophe, sa vision du monde à partir d’un concept-clé : “C’est sa volonté qui fait l’Homme”. Savant (il enseigne la médecine neurophysiologique et dirige la section de biochimie à l’université hébraïque de Jérusalem) et philosophe (il dirige une chaire de philosophie dans la même université), Leibovitz retourne dans tous les sens la question de la volonté et de l’obéissance, ou plutôt de la désobéissance à la loi. Un régal d’excitation intellectuelle. Dans la seconde partie intitulée "De l’Etat et de la loi", Leibovitz est interrogé sur la philosophie politique dont le cas d’application est, en l’occurrence, Israël. Cet homme de 90 ans qui incarne en Israël “la violence verbale, la méchanceté, la haine de soi” pour les uns et “la sagesse, la conscience morale” pour les autres, vaut la peine et le bonheur d’être écouté. Pour mieux comprendre Israël, mais aussi pour mieux comprendre là où l’on vit, parce que Leibovitz est un universaliste. Ce film, co-produit par FR3 est, pour l’instant en panne d’antenne !