La question de la "mémoire" tient une place centrale dans le fonctionnement de la société israélienne. Les mécanismes qui l'entretiennent et la reproduisent occupent au sein de celle-ci une fonction organique essentielle. Edifiée sur les "mythes fondateurs", elle a souvent suscité concernant la "question d'Israël", un débat articulé autour de l'opposition entre les "mythes" et les "réalités" en Israël. Fausse problématique qu'esquive la vraie question : celle de l'articulation réelle du mythe et de la réalité : en d'autres termes, celle de la fonction concrète du mythe dans l'organisation et la reproduction du lien social. S'enfermer dans cette problématique close et mécaniste, c'est en fait enfermer le débat dans un discours inutile qui débouche sur des choix manichéens, donc forcément passionnels. "Israël, love it or leave it." Et si vous ne l'aimez pas sous "la forme de 1948", l'accusation d'antisémitisme s'abat, couperet automatique de la honte et de l'ignominie !
Eyal Sivan ne s'est pas, lui, trompé de cible. La question essentielle posée par Izkor, un film qui, ne laissera personne indifférent, est en effet la suivante : quelle fonction occupe le mythe organisé et structuré autour du thème-culte de la mémoire dans le fonctionnement et la reproduction du lien social en Israël? Là est l'intelligence première du film.
"Aujourd'hui, (...) je m'interroge sur ce qui unit les Israéliens. ce qui les empêche d'avoir sur eux-mêmes un regard critique et pluriel, sur ce qui les pousse à faire bloc comme un seul homme face au monde extérieur. C'est la mémoire, me suis-je dit, voilà le béton dont est coulée la société israélienne." Pour essayer de comprendre ces mécanismes, Eyal Sivan va d'abord exclure le regard global extérieur sur Israël, pour faire épouser à sa démarche filmique le mouvement même des mécanismes sociaux de la reproduction de la mémoire-culte. L'ordre mais aussi le désordre des choses est alors saisi de l'intérieur, celui-là même dont la "machine-à-articuler-les-mythes-sur-Ia-réalité" (l'école et les fêtes commémoratives) a justement pour double fonction d'organiser et de protéger.
L'analyse de cette "structure de reproduction de la mémoire" est ainsi localisée dans le temps pendant le mois d'avril, durant lequel Israël commémore quatre célébrations fondamentales : celle de la fête de Pâques au cours de laquelle se trouve célébrée la sortie d'Egypte ; puis le "Jour de la Shoah et de l'héroïsme" où l'on se recueille en silence en souvenir des juifs qui ont péri dans l'Holocauste. Quelques jours plus tard vient le jour du souvenir des soldats morts en combattant pour Israël, et le soir même commence la fête de l'Indépendance. Rien de surprenant à ce que la société israélienne - comme toute autre société d'ailleurs - commémore les fêtes qui signifient et symbolisent la "mémoire" dite "collective". Toute la distorsion tient en effet dans le télescopage de "signifiants" de cette mémoire. "Je suis, nous dit Eyal Sivan, le fil ténu qui sépare la mémoire objective de la mémoire collective. Six millions de juifs exterminés dans la catastrophe, les chambres à gaz, quinze mille soldats tombés pendant les guerres d'Israël, (...) la mémoire objective devient un outil, un instrument entre les mains des enseignants et des éducateurs pour nous mener vers ce à quoi ils croient véritablement : à l'union qui fait la force."
D'où l'importance essentielle dès lors de la "machine scolaire". "L'individu, dit Eyal Sivan, n'a aucun droit là-dessus. La mémoire règle nos comportements collectifs et individuels. (...) La mémoire de nos deuils (...) nous empêche de regarder les souffrances des autres, (...) efface les souvenirs de ceux qui ne sont pas des nôtres, (...) justifie nos actes présents au nom de la souffrance passée."
D'où l'importance fondamentale aussi du télescopage entre le mythe et la réalité qui est au cœur même de l'articulation de ces deux ordres dans la fonction sociale de celle-ci. Ce mécanisme et cette fonction prennent tout leur sens dans le dialogue suivant qui s'instaure entre le professeur _ d'éducation civique_ et les élèves du lycée René Cassin où Sivan a tourné le film. L'articulation mythe/réalité se situe dans une logique arbitraire mais qui doit être revue et perçue comme un postulat inexorable.
"_ Nous étions esclaves en Egypte, et Dieu nous en a fait sortir, par la force de sa main. Et si Dieu n'avait pas fait sortir nos ancêtres d'Egypte, nous serions, nous et nos descendants, esclaves du Pharaon en Egypte. (...) On sort aussi d'Egypte car on est fils d'Israël.
_ Le professeur : "On est fils d'Israël ?"
_ Les enfants : "Oui"
_ Le professeur : "Alors sortons (ils sortent) Nous voici tous fils d'Israël. Que se passerait-il si nous étions restés esclaves en Egypte ?"
_ Réponse du même : "Nous aussi on serait encore en esclavage. Peut-être que nous n'aurions pas d'état à nous. Nous ne formerions pas un peuple organisé car on serait dispersé. On ne sait pas ce qui serait arrivé. Mais le seul fait que Dieu a fait sortir les fils d'Israël d'Egypte nous apporte la preuve que vraiment nous pouvons nous organiser en peuple, nous pouvons décider pour nous, être libres. Nous savons que pour avoir celle indépendance, même si Dieu nous a donné le pays de Canaan, au cours de l'histoire, on a été chassés du pays, dispersés parmi les nations. Ce n'est vraiment qu'à la création de l'Etat que nous sommes revenus à cette affaire de liberté et d'indépendance dans notre pays."
Formidable télescopage où l'histoire perd, en fait, son sens pour n'accéder qu'à celui d'histoire idéologique. Ce qui fait dire à François Niney dans les Cahiers du cinéma 1: "Le sionisme n'a-t-il pas en commun avec le socialisme dans un seul pays et autres formes de nationalisme, de pousser à considérer comme ennemis du peuple ou traîtres, tous ceux qui se permettraient de critiquer sa politique, identifiée à la survie même de la patrie (en danger) ?"
C'est là justement que réside aussi l'un des points forts du film d'Eyal Sivan : celui obtenu par la remise en cause - sous forme d'images et de propos en contrepoint - du discours idéologique de l'appareil scolaire par un discours critique qui claque sèchement comme un couperet, pour le mettre à nu. Là encore le regard est porté de l'intérieur par un homme au-dessus de tout soupçon : le professeur Yeshayahou Leibovitz, professeur de pensée juive, de philosophie et de médecine à l'Université hébraïque de Jérusalem. Ses constats sont impitoyables : "Il existe, dit-il, une voie qui mène de l'humanité, via la nationalité, érigée en programme, à la bestialité. Sur cette voie, le peuple allemand est allé jusqu'au bout. Et c'est cette voie que nous avons empruntée depuis la guerre des Six Jours."
En contrepoint également du discours scolaire, les interviews des enfants, d'une fraîcheur et d'une maturité déconcertante, viennent mettre en relief le décalage entre la vie réelle et le "programme" dont parle le professeur Leibovitz, inculqué aux enfants sous la forme d'un catéchisme devenu une "mémoire d'Etat". Si celle-ci est souvent une "nécessité" sociale, d'ailleurs fortement exacerbée dans les sociétés totalitaires, jamais autant que dans la société israélienne elle n'a joué un rôle aussi essentiel. C'est justement ce qui donne aux propos du professeur Leibovitz et à la démarche filmique d'Eyal Sivan une dimension universaliste : A travers le regard porté sur la société israélienne, c'est un regard posé sur tout conglomérat social de type nationalitaire exacerbé ou de type matriciel. Ce regard critique peut aussi être jeté sur les sociétés et les Etats qui sont les voisins d'Israël. Sans confusion cependant entre oppresseurs actuels, antérieurement victimes, et victimes bien réelles !
Comment accepter de mettre sur un pied d'égalité "ceux qui ont subi des choses affreuses" et qui croient "que cela les dégage aujourd'hui de toute responsabilité" 2et ceux qui refusent d'être par substitution les victimes expiatoires de l'ignominie de l'Holocauste. Ceux qui ont le "droit" à une "mémoire-culte" programmée et dirigiste sous la houlette de ses gardiens et de ses grands-prêtres (cf. Claude Lanzmann) et ceux qui n'ont droit qu'à l'amnésie volontaire ou forcée. On comprend dès lors que le film d'Eyal Sivan "dérange". Au sens où il remet en cause un "ordre" de classification qui est d'abord source de pouvoir et de domination. C'est pourquoi ce film est aussi celui du courage. Celui de l'intellectuel pour qui le droit à la vérité et à la liberté du regard est sacré. Mais l'intellectuel libre n'est-il pas d'abord iconoclaste ?
1. N° 441 p.82
2. Y. Leibovitz in Entretien avec Eyal Sivan, REP n° 37. p. 94.