Dans son documentaire "Izkor", présenté dans "Océaniques", le jeune réalisateur israélien Eyal Sivan analyse, en s'appuyant sur ses propres souvenirs d'écolier, le mode de transmission de l'histoire des juifs en Israël. Un point de vue iconoclaste dans le film par les interventions du penseur Yeshayahou Leibovitz.
L'école ne dispense pas que du savoir, elle est également le lieu où se forge le consensus national. Ce qui est vrai pour la France (la Marseillaise de Chevènement ou les cours d'histoire de la IIIe République) ou pour les Etats-Unis (le salut au drapeau), l'est également en Israël. Izkor, l'excellent documentaire d'Eyal Sivan, nous montre ainsi comment Avril est un mois stratégique pour la diffusion dans les jeunes générations de l'idéologie fondatrice d'Israël, le sionisme.
Pendant un mois, au gré des commémorations, nombreuses et cardinales, les enseignants interprètent l'histoire. Pessah d'abord, la Pâque juive, célébration des esclaves hébreux, de leur départ d'Egypte vers le pays où coule le lait et le miel. Quelques jours plus tard, les écoliers écoutent de terribles récits de la Shoah, pour le jour du souvenir des cinq millions de juifs tués par les nazis. "C'est parce qu'ils ont oublié qu'ils étaient juifs qu'ils ont été victimes de la Shoah." Expliquent les enseignants. La leçon vaut bien une patrie…
Quelques jours après, autres cérémonies à la gloire des morts de Tsahal, l'armée nationale, et puis le Yom Hamastmaouth, fête de l'indépendance. L'histoire juive, vue par le sionisme, va ainsi en quelques jours de la libération des esclaves à la renaissance d'Israël en passant par la catastrophe, châtiment des juifs qui auraient oublié d'être juifs.
Dans Izkor (Rappelle-toi), Eyal Sivan nous montre la fabrication par l'école d'une mémoire orientée par une morale nationale. Cette idéologie cherche à faire de chaque petit Israélien, un bon soldat en puissance, prêt à servir, même dans les territoires occupés, sous le regard de générations de martyrs.
Cette sollicitation de l'histoire a tellement imprégné Israël que même les professeurs les plus remontés contre la politique d'implantation ont du mal à faire la part de l'idéologie. Quand Sivan les interpelle, il se fait rembarré. Il faut l'intervention de Yeshayahou Leibovitz, un vieux monsieur, philosophe, médecin et religieux, maître à penser de toute une génération, pour dénoncer ce qu'il nomme "esclavage de l'esprit".
Leibovitz est un peu le héros de ce film. A intervalles réguliers, le vieux pionnier iconoclaste (il est né en 1903 à Riga, en Lettonie, et est arrivé en 1933 en terre sainte), fait la moue derrière son bureau, La kippa noire sur le sommet du crâne, il démonte le catéchisme sécularisé dispensé dans les écoles israéliennes. "L'horreur, de la Shoah, c'est qu'il n'y a pas de leçon a en tirer. Cette horreur n'a aucun sens", explique-t-il. Et il ajoute : "Rien n'est plus commode que de nous définir par rapport à ce que les autres nous ont fait subir ; Cela nous permet d'éviter de nous demander ce que nous voulons ce que nous valons. Toutes ces horreurs nous dégagent de notre responsabilité (…) et nous pouvons tirer sur les Arabes dans un camp de réfugié"
"Il y a un penseur non-juif du Xxe siècle qui a dit : "Il existe une voie qui mène de l'humanité via la nationalité à la bestialité." Sur cette voie, le peuple allemand est allé jusqu'au bout. Et c'est cette voie que nous avons empruntée depuis la guerre des Six Jours."
Ces jugements feront mal à ceux qui en sont resté aux images d'Epinal. Ils ont pourtant été exprimés par un homme, qui a été un proche du rav Abraham Itzhak Kook, par un penseur qui n'a jamais mis sa pensée en sommeil. "Nous avons gagné la guerre des Six Jours, mais nous avons perdu le septième", avait-il lancé un jour avant de demander qu'Israël "se libère des territoires occupés" (1)tant il était conscient que la répression en Judée Samarie pervertissait les Israéliens juifs.
Il a dû être ému quand il a vu le petit Oshik, né treize ans plus tôt dans une famille de juifs marocains, déclarer qu'il ne veut pas servir dans les territoires occupés et ajouter : "Les Arabes ont raison de vouloir être libres, nous aussi nous nous sommes battus pour cela." L'école aura beau faire, il y aura toujours des gens pour penser par eux-mêmes.
Edouard Waintrop
(1) Il existe un livre de Yeshayahou Leibovitz traduit en français : Juifs, judaïsme et Etat d'Israël, éd. Jean-Claude Lattès, 1985.
Eyal Sivan : "oui, je touche à un tabou."
Le réalisateur de "Izkor" explique pourquoi il faut "débattre" de l'enseignement israélien, pilier du sionisme.
LIBERATION : - Comment s'est montée la production du film?
EYAL SIVAN : - Le projet était depuis deux ans entre les mains de Ruben Korenfeld et Edgard Tenembaum, les producteurs exécutifs qui, dès le début, ont eu la ZDF allemande comme partenaire. Deux fois de suite, le projet est tombé à l'eau, puis Korenfeld et Tenembaum l'ont proposé à Paul Rozenberg et à Georges Benayoun, d'IMA, qui, après hésitations, se sont complètement engagés deux mois avant le tournage, en avril 1990.
LlBERATI0N : - Comment est née l'idée du film ?
E.S. : - Un an après avoir quitté Israël pour la France, en 1987, j'ai réalisé Aqabat Jaber (Vie de passage) (Grand Prix du jury du Cinéma du Réel, NDLR) sur la vie quotidienne dans un camp de réfugiés palestiniens. Un film sur la mémoire d'un village palestinien qui à été détruit pendant la guerre dite d'indépendance de 1948. Je me demandais : "Pourquoi les Israéliens sont-ils comme ils sont ?" Et, en voyant le comportement de ces soldats israéliens de ma génération, sont nées en moi ces questions sur l'obéissance : celle des soldats et celle de toute la société israélienne.
LlBERATION : - Le retour en arrière commence donc à l'école...
E.S. - Oui, le "pourquoi ?" démarre à l'école, avec ce matraquage par rapport à cette Histoire transformée en mémoire. Izkor c'est un retour en arrière sur toute mon enfance. Je pourrais être n'importe lequel de tous ces enfants du film, à part le jeune Eran qui, lui, a décidé d'aller à l'armée alors que moi j'ai refusé d'y aller.
LlBERATION : - Pourquoi ?
E.S. : - Je devais y entrer juste après mon bac en 1982, au moment de la guerre du Liban, dont le responsable était le ministre de la Défense, Ariel Sharon. C'était peut-être au début une simple réaction de lycéen qui refusait de faire comme les autres. Mais pour moi, cette guerre, cette armée, ces supérieurs, n'étaient pas les miens.
LIBERATION : - Il y a peu de cas de refus…
E.S. : - Les Arabes israéliens ne font pas l'armée, ni les juifs ultra orthodoxes. Mais, parmi les juifs laïques comme moi, les cas sont très rares. Israël ne reconnaît pas les objecteurs de conscience, donc la seule solution, c'est de se faire réformer. Mais on en subit les conséquences : interdiction de permis de conduire, de travail même, dans les sociétés plus ou moins rattachées à l'administration, et de numéro d'identification militaire : en Israël, c'est l'équivalent de celui de la Sécurité sociale française. Quand on ne l'a pas, on est exclu.
LIBERATION : - Dans quelles conditions s'est fait le tournage?
E.S. : - Je suis d'abord retourné dans l'école primaire que j'ai fréquentée à sept ans pour y rencontrer mon ancienne directrice. Je lui ai expliqué le film avec le "vrai" scénario. Quand je suis revenu faire des repérages, elle m'a appris qu'elle avait reçu des mises en garde contre mon film s'il devait montrer le lavage de cerveau qu'on fait dans les écoles". Je lui ai rétorqué que si elle me laissait tourner ce serait la preuve qu'il n'y a rien à cacher. Mais elle a refusé, c'est l'exemple même de cette "démocratie" en Israël.
LIBERATION : - Et dans les autres écoles où vous avez réussi à tourner ?
E.S. : - Cela s'est passé sans problème, car je n'ai plus montré le "vrai" scénario !
LIBERATION : - Pourquoi avoir choisi une famille juive orientale ?
E.S. : - Le grand trou dans la mémoire israélienne, c'est justement toute l'histoire des juifs en Orient, effacée au profit des juifs occidentaux. Pourtant, ils peuvent nous raconter les relations avec les communautés arabes, qui ne sont pas marquées par la mémoire du génocide, sauf les Kurdes récemment. Et si on remonte à l'Espagne d'avant 1492, cela pourrait être le point de départ de la mémoire israélienne, toute cette période où juifs et Arabes vivaient ensemble et qui a donné une vie culturelle très riche.
LIBERATION : - C'est un point de vue très utopique…
E.S. : - La question aujourd'hui est l'avenir des Israéliens dans l'Orient ?, et pas seulement : "Quel est l'avenir d'Israël ?" Comment Israël va-t-il s'intégré à l'intérieur de sa région ? Et c'est seulement par l'intégration qu'on pourra prêcher, aider, être un exemple d'une démocratie, d'une voie de démocratisation avec les Palestiniens, parce que la séparation des deux communauté est une idée fausse. Un Etat palestinien ne résoudra pas le problème, parce que les injustices continuent à l'intérieur avec les 16 % d'Arabes israéliens, parce que le problème d'identité n'est pas résolu. Il faut que les juifs qui voudront vivre à Gaza ou Hébron puissent le faire, de la même façon que les Palestiniens puissent vivre à Jaffa ou à Haïfa dans la maison de leurs parents. On ne peut pas construire un mur de Berlin entre les deux communautés.
LIBERATION : - Quel est le rôle du professeur Leibovitz dans le film ?
E.S. : - Pour employer un mot que je déteste, il est le prophète et moi le fou du village. Je ne suis pas un de ces disciples, il est religieux et croyant et moi athée laïc. Mais j'adhère à une grande partie de sa pensée générale. C'est un homme à part, qu'on ne peut pas récupérer ni s'approprier. En Israël, il est un intouchable qui n'a pourtant jamais cessé de monter aux juifs leurs contradiction habituelles…
LIBERATION : - On imagine mal que le film soit montré en Israël…
E.S. : - Moi j'espère que le Festival de Jérusalem au mois de juillet va décider de le prendre. Je ne me fais pas d'illusion sur la diffusion à la télévision, mais peut-être qu'on arrivera à le sortir en salle. On a fait une petite projection là-bas pendant la guerre, devant ma famille et quelques amis, ça a été un grand choc. La réaction de ma propre mère a été de dire : "c'est un peuple fou, une société folle et le réalisateur un salaud". Autre réaction : "c'est un strip-tease, de la pornographie. On ne peut pas montrer ça aux autres. On doit laver notre linge sale en famille !"
LIBERATION : - C'est ce qui expliquerait le malaise que ressentent beaucoup de juifs en regardant le film ?
E.S. : - Oui, parce que je pense que le film s'inscrit dans un grand débat que moi je souhaite, sur l'identité d'Israël avec son peuple d'un côté, et de l'autre les juifs. Moi, j'ai fait la séparation. Je suis pour défendre la mémoire des juifs, des Tziganes, des communistes, des homosexuels, des Noirs, des Cambodgiens, des Arméniens… Il faut tout faire pour la garder. Mais les gens qui refusent ce débat sont piégés devant la déchirure qu'ils ressentent et qui est pour la première fois exposée sur l'écran. C'est un grand malaise pour les non-juifs, qui n'osent pas critiquer les choses critiquables, et pour les juifs qui ont peur d'attaquer Israël, comme si sionisme était synonyme de judaïsme, Israël synonyme de notre communauté juive, ce qui n'est pas vrai.
LIBERATION : - Dans ce film, vous prenez une énorme responsabilité…
E.S. : - Oui, parce que je touche à un grand tabou. C'est un film dont il faut débattre, on ne peut pas le rejeter en bloc, le traiter d'anti-israélien. Je suis un des leurs à vie, c'est mon seul passeport jusqu'à nouvel ordre. L'avenir des Israéliens, des Palestiniens, des hommes, ça me touche, ça m'inquiète. Alors, allons tous débattre sur la place publique. C'est peut-être avec ces éléments-là qu'on pourrait commencer à casser la mauvaise foi, la méchanceté, le racisme antisémite.