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Controverse autour du film israélo-palestinien, Route 181 (Le Monde)

11.03.2004

FESTIVAL CINÉMA DU RÉEL
Controverse autour du film israélo-palestinien « Route 181 »

POUR la première fois depuis la naissance, en 1978, du festival Cinéma du réel, un film a été partiellement déprogrammé. Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël, de Michel Khleifi et Eyal Sivan, sera projeté une fois, et non deux, en raison du “malaise” suscité notamment par une scène évoquant Shoah, le film de Claude Lanzmann. Dans un texte, plus de 600 personnes, dont Jean-Luc Godard, Etienne Balibar et François Maspero, protestent contre “cette censure qui ne dit pas son nom”.

CULTURE CINÉMA

L’une des deux projections prévues à Paris, au festival Cinéma du réel, de “Route 181”, un film du Palestinien Michel Khleifi et de l’Israélien Eyal Sivan, a été supprimée, au nom du “malaise” suscité notamment par une scène évoquant le film “Shoah” de Claude Lanzmann.

Controverse sur la projection de “Route 181”

Pour la première fois depuis la naissance, en 1978, du Cinéma du réel, un prestigieux rendez-vous du documentaire, l’un des films présentés, Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël, a fait l’objet d’une controverse suffisamment vive pour que l’une des deux projections habituellement prévues soit supprimée (Le Monde du 6 mars). “Depuis l’annonce de la programmation, de nombreux courriers, émanant de signataires très divers, expriment le malaise ressenti face à une nouvelle projection du film dans l’enceinte d’une institution publique de l’Etat, note un communiqué, mercredi 3 mars. Comprenant ce malaise et compte tenu des risques de troubles à l’ordre public, le ministère de la culture, le Centre Pompidou et la Bibliothèque Publique d’information (BPI) ont décidé de limiter à une seule projection la programmation de ce film au lieu des deux prévues initialement et de sensibiliser le public par un message préalable sur les dangers de tout point de vue unilatéral.” Pour Suzelte Glénadel, déléguée générale du Cinéma du réel, cette affaire constitue “un précédent grave”. “Nous n’avons subi que trois fois des pressions venant d’ambassades ou d’autres sources demandant le retrait de films sélectionnés, raconte-t-elle. Nous n’avons jamais cédé. C’est la première fois que l’on prend peur devant des pressions extérieures.”

Le film de Michel Khleifi et Eyal Sivan, une suite de rencontres faites le long de la ligne de partage entre Israël et la Palestine instituée par l’ONU en 1947, avait déjà provoqué des réactions passionnées lors de sa diffusion sur Arte, en novembre 2003. Les deux cinéastes sont amis depuis longtemps. Le premier, Palestinien, vit en Belgique et enseigne le cinéma à l’université Columbia, à New York. Le second, Israélien, installé depuis 1986 en France, n’a jamais caché ses positions antisionistes : il est partisan d’un Etat binational, laïque, ce qui lui vaut des haines féroces. La controverse a commencé en février, avec une lettre signée par une douzaine d’intellectuels et de cinéastes : l’universitaire Anny Dayan Rosenman, les cinéastes Arnaud Desplechin, Eric Rochant et Noémie Lvovsky, les philosophes Bernard-Henri Lévy et Elisabeth de Fontenay, la metteur en scène Brigitte Jaques, la sociologue Liliane Kandel, et les écrivains Philippe Sollers, Eric Marty et Gérard Wajcman. Adressée au président du Centre Pompidou, avec copie à différents responsables du centre, de la BPI, du festival, ainsi qu’aux cinq membres du jury de la compétition internationale, elle s’inquiète de la programmation d’un film “qui charrie des "vérités" historiques très contestables et très contestées, et qui participe d’une démarche qui empoisonne le débat politique sur le conflit israélo-palestinien”. Elle dénonce une scène évoquant le film Shoah : un coiffeur palestinien y raconte un massacre, en 1948, à Lod, avant un plan sur des voies ferrées qui évoque, lui aussi, le film de Claude Lanzmann.

OUVERTURE HOULEUSE

“Le plagiat de séquences entières de Shoah de Claude Lanzmann vient illustrer une pratique perverse et systématique dont la logique profonde est celle du retournement des victimes en bourreaux”, écrivent-ils. “Programmer ce film qui ne peut et qui ne veut susciter que de la haine, en un moment qui est aussi le moment où se font jour les initiatives officieuses ou officielles, porteuses d’espoir pour un règlement pacifique du conflit (pacte de Genève, initiative Ayallon-Nusseibeh), constituait un acte politique qui n’était dénué ni de conséquences ni de gravité.”
Bruno Racine, le président du Centre Pompidou, convoque alors Gérald Grunberg, le directeur de la BPI, et Mme Glénadel. “Dans le contexte actuel, nous avons la certitude - et la police nous le confirme - qu’il y a des risques sérieux de dérapages et d’affrontements, explique M. Racine. Sur le seul motif d’ordre public, il aurait pu être prudent de renoncer. Nous n’avons pas voulu censurer le film, mais nous ne pouvions pas garantir que les deux projections se passent dans des conditions sereines. Nous avons donc choisi, pour la diffusion, le jour où nous avions les meilleures garanties.”

Le communiqué annonçant la déprogrammation partielle du film et le “message préalable” sur les “dangers de tout point de vue unilatéral” suscitent la réaction indignée de MM. Sivan et Khleifi. Selon eux, le communiqué “suggère que leur film est de nature à favoriser "la montée des propos et actes antisémites ou judéophobes en France"”, une “accusation infamante” “qui est le résultat d’une campagne de pressions et d’intimidation exercée sur le Centre Pompidou et la BPI”. Pour les cinéastes, il s’agit “d’un grand pas vers le rétablissement de la censure et d’un encouragement aux extrémistes”.

A la soirée d’ouverture du festival, jeudi 4 mars, l’atmosphère est électrique. Des membres de l’association des cinéastes documentaristes (Addoc) distribuent aux spectateurs le communiqué des cinéastes, précédé de quelques lignes de soutien de l’Addoc. M. Grunberg, le directeur de la BPI, décide de lire le communiqué du centre dans une salle houleuse où certains crient à la “censure”. M. Sivan, sollicité par la salle, se lève, dit ne pas comprendre comment les autorités sont en mesure de faire face aux troubles publics un jour mais pas deux, et lance “Messieurs les censeurs, bonsoir” avant de quitter la salle, suivi par une quinzaine de personnes. Le lendemain, le Collectif des auteurs-réalisateurs pour la défense des œuvres (Cardo) s’indigne de l’annulation d’une des projections alors que l’œuvre de ces cinéastes “témoigne de leur attachement à la justice et à la paix”.

D’autres cinéastes et intellectuels réagissent à leur tour. Dans un texte publié par Libération le 8 mars, plus de trois cents personnes, dont Jean-Luc Godard, Mathieu Lindon, Pierre Vidal-Naquet, Tzvetan Todorov, Russell Banks, Claire Simon, Claude Guisard, Etienne Balibar, Abraham Segal, François Maspero, s’inquiètent d’ “une décision qui s’apparente à une censure qui ne dit pas son nom”. “Sans forcément partager les choix et les points de vue exprimés dans Route 181, précisent les signataires, dont le nombre dépasse aujourd’hui six cents, il nous paraît inacceptable de catégoriser cette œuvre comme pouvant susciter "des propos et actes antisémites ou judéophobes".” “En tant qu’œuvre de l’esprit, Route 181 participe à un débat intellectuel que chacun est libre de critiquer.”

Lundi 8 mars, le ministère de la culture, le Centre Pompidou et la BPI ont annoncé avoir finalement réussi à libérer la grande salle, qui compte plus de 400 places, alors que l’unique projection était jusqu’alors prévue dans une petite salle. Contrôle policier à l’entrée. Le film doit être suivi d’un débat, comme prévu, et précédé - peut-être - d’un avertissement. Ce dernier point n’est pas encore tranché.

Catherine Humblot


Un film vivant malgré ses partis pris

Commençons par le milieu de ce voyage de quatre heures et demie, de la frontière entre Israël et la bande de Gaza jusqu’au nord de la Galilée, en suivant la ligne de partage de la Palestine sous mandat britannique que dessinait en 1947 la résolution 181 des Nations unies. Au milieu du parcours, il y a la ville de Lod, où vivent des juifs et des Arabes. De plus en plus d’Arabes - ils représentent désormais plus de 20 % de la population, regrette un conseiller municipal juif, pendant que son collègue arabe défend le droit de sa communauté à se loger dans la ville.

Cette séquence précède la rencontre avec un groupe de vieillards qui racontent comment les habitants arabes ont été parqués, pendant plusieurs années, dans la vieille ville, pendant que s’installaient les nouveaux occupants juifs. L’un d’eux, coiffeur, relate, tout en coupant les cheveux d’un client, comment il a dû évacuer trois cents cadavres qui étaient restés quinze jours à l’intérieur d’une mosquée, tués par des combattants israéliens. Le plan suivant montre des rails qui filent : au milieu de leur film, Michel Khleifi et Eyal Sivan ont placé cette citation de Shoah de Claude Lanzmann, au risque, assumé, d’établir une symétrie entre l’extermination des juifs d’Europe par l’Allemagne nazie et le traitement des Palestiniens par l’Etat d’Israël.

Il suffit d’observer l’effet produit par la présence de ces plans pour établir leur nature de provocation : le film y gagne en notoriété, il y perd une part de légitimité. Réalisé par un Palestinien (Khleifi) et un Israélien (Sivan), Route 181 est, dans le reste de son déroulement, conçu comme l’instrument de promotion d’un projet politique, celui d’un Etat binational et laïque. Les cinéastes donnent la parole aux habitants, dont beaucoup sont assez âgés pour avoir connu la guerre de 1948, qui rendit caduque la résolution 181. Les Arabes (palestiniens ou de nationalité israélienne) sont écoutés avec empathie, en tant que victimes. Les juifs parlent ès qualités - anciens combattants, pionniers des kibboutz - et délivrent pour la plupart un discours structuré par l’idée sioniste.

Donner à voir

Malgré cette asymétrie, cette volonté affichée de délimiter les camps des oppresseurs et des opprimés, Route 181 reste un film vivant qui repose à la fois sur l’amour tangible que portent les auteurs au pays et aux gens (de tous les documentaires récents sur le sujet, c’est sans doute celui qui rend le mieux justice à la beauté de la terre) et sur la qualité de leur écoute, si éloignés que soient de leurs positions leurs interlocuteurs. Pionniers sionistes ou militants de gauche découragés par la violence de la deuxième Intifada accèdent au statut de personnages de cinéma.

C’est un film qui sait s’arrêter le temps d’une rencontre imprévue, comme celle de ces deux militaires israéliens, un garçon, une fille, arborant un piercing sur la langue interdit par le règlement et n’ayant qu’une hâte, se marier dès la fin de leur service. Pour toutes ces raisons (et aussi pour ses défauts), Arte, puis le Cinéma du réel ont eu raison de donner ce film à voir.

Au fur et à mesure qu’on se rapproche de la frontière libanaise, Route 181 resserre son propos politique. Les juifs antisionistes, d’abord muets, prennent la parole ; la conclusion pacifiste est laissée à une vieille femme qui rêve de retourner mourir à Tunis après avoir perdu un fils pendant la guerre du Liban. On pourra se souvenir que c’est la seule victime juive que l’on entend au long de ces 270 minutes. On pourra aussi garder l’empreinte de cette douleur de mère, comme de toutes celles qui se sont exprimées au long de la route.

Thomas Sotinel


TROIS QUESTIONS À... ARNAUD DESPLECHIN

1. Vous êtes réalisateur de cinéma, vous avez signé un texte qui a provoqué l’annulation de l’une des projections de Route 181 au festival Cinéma du réel. Pourquoi ?

Toute idée de censure me révulse, c’est épidermique. Que l’on puisse interdire une seule projection de Route 181 est indigne. C’est ma liberté, de réalisateur et de spectateur, qui est atteinte. Pour cette signature, je fus utilisé. Oui, j’ai adhéré à ce texte qui exprimait sa réticence vis-à-vis de ce film, mais son interdiction est le but inverse recherché. A savoir, rendre Route 181 au cinéma, plutôt que d’en priver le public.

2. Qu’est-ce qui vous choque dans Route 181 ?

Je suis terrifié par la calomnie. Et fatigué qu’un homme comme Claude Lanzmann soit attaqué sans cesse. Dans Route 181, j’ai été intimement meurtri par la scène du coiffeur, parodie malfaisante de la bouleversante scène d’Abraham Bomba dans Shoah. Pour moi, Khleifi et Sivan ont conçu Route 181 pour déranger leurs spectateurs, peut-être pour le meilleur, qui sait ? C’est leur droit évident de réalisateurs. Mais moi, oui, j’ai été choqué. Parce que les larmes ravalées de Bomba font partie de ma mémoire. Cette scène du coiffeur palestinien a été revendiquée comme un détournement de Shoah par Sivan dans Télérama, à l’époque de sa diffusion sur Arte. Je me suis demandé - voyant la scène - si Eyal Sivan avait pris le temps de montrer la scène du film de Lanzmann au coiffeur palestinien avant de tourner. Et je doute que si cela avait été le cas, ce coiffeur palestinien souffrant aurait eu le goût de se gausser de son confrère israélien et de l’enfer qu’il avait dû traverser. Voilà le type de questions que je me posais.

3. Que pensez-vous du climat dans lequel cette affaire rebondit ?

Je suis honteux du climat de judéophobie qui flotte dans ce pays. Que Route 181 vienne interroger la question sans réponse du conflit israélo-palestinien, de la façon qu’ont choisie Khleifi et Sivan, celle de l’illégitimité de l’Etat d’Israël, très bien ! D’autres films défendent l’idée, contradictoire, qu’il est assez légitime que les Israéliens aient droit à un pays et à la paix ! Mais que les diffuseurs français, accentuant chaque année le déséquilibre du traitement médiatique obsessionnel contre Israël, taisent ces autres films et utilisent ce film-ci pour attiser la haine qui sourd, me semble dangereux. Route 181 est un film militant. Dans les temps empoisonnés que nous traversons, resituer le contexte de cette thèse et faire entendre quelques vérités autres me semble le travail minimal. Si ce travail était accompli, nous pourrions enfin voir Route 181, l’aimer ou non, en tout cas en être les spectateurs libres. Plutôt que les otages d’une désinformation systématique où le cinéma disparaît et qui empêche tout dialogue entre les hommes et les oeuvres.

Propos recueillis par Jean-Luc Douin


TROIS QUESTIONS À... EYAL SIVAN ET MICHEL KHLEIFI

1. Quelle est votre réaction face à la lettre d’intellectuels et de cinéastes appelant à la vigilance vis-à-vis de Route 181 ?

E. S. C’est étrange que des gens qui jouissent de leur liberté d’expression à travers leur travail aient eu cette démarche. Quand il s’agit d’Israël et de la Palestine, beaucoup de gens perdent la raison.

2. Comment justifier les deux scènes qui évoquent Shoah, de Claude Lanzmann, notamment celle du coiffeur ?

M. K. Dans la vie et la littérature arabes, le coiffeur est toujours présent. Honnêtement, je n’ai pas vu l’intégralité de Shoah. Si Claude Lanzmann accepte un débat sur l’éthique du cinéma, je suis ouvert. Eyal et moi n’étions pas d’accord sur la manière de tourner. J’aurais préféré une scène plus suggestive, à l’orientale. Nous avons filmé le coiffeur coupant les cheveux, comme on a filmé tous nos personnages dans leur contexte de vie. Nous n’avons jamais menti, ni utilisé de procédés malhonnêtes ou pervers envers aucun de nos personnages.

E. S. Le coiffeur, comme tous les personnages du film, a été rencontré par hasard. Avant même d’entendre son témoignage, j’ai pensé qu’il n’y avait qu’une seule façon de le filmer. J’ai grandi à l’école israélienne, où on nous a “enseigné la Shoah” avec des cérémonies, des commémorations, des projections de films... Le génocide des juifs fait partie de mon monde de référence. Comme beaucoup d’Israéliens, je ne peux pas faire autrement que de penser la Nakba, la catastrophe palestinienne de 1948, en relation avec la Shoah. Le coiffeur de Lod, dont le témoignage relève d’une vérité historique récemment confirmée par l’historien israélien Benny Morris, représente le traumatisme palestinien, comme Avraham Bomba (dans Shoah) incarne le traumatisme des juifs européens. C’est avec ces deux traumatismes que nous devons vivre, sans les nier, ni les mettre en concurrence. Pour le poète sioniste Avot Yeshurun, “la Shoah des juifs d’Europe et la Shoah des Arabes d’Eretz Israël (la Palestine) sont une Shoah. Celle du peuple juif.” Notre passé à nous, Israéliens et Palestiniens, est ancré dans ces deux catastrophes.

3. Pourquoi ce plan sur les voies ferrées qui évoque Shoah ?

M. K. C’est le coeur du problème palestinien. Le chemin de fer a été construit à la fin du XIX’ siècle. Cela faisait partie des projets d’unification et de modernisation du Moyen-Orient. Le colonialisme a cassé ce projet.

E. S. Le chemin de fer revient souvent dans notre film. Une analogie n’est pas une comparaison. Dire que ce n’est pas comparable, c’est déjà une comparaison. Nous, Israéliens, devons assumer un crime que nos aînés ont refusé de reconnaître ; nous avons aujourd’hui des ministres qui préconisent le “transfert de population” ; ce n’est pas un simple mot. Depuis 1945, nous lui connaissons une image, le chemin de fer.

Propos recueillis par C. H.