english
français
contact me

reviews
Route 181 by Jacques Chevallier (Jeune Cinéma)

01.12.2003

(...) Précis, efficaces, polémiques éventuellement, ces portraits ont surtout fonction d’information. Le cinéma documentaire proprement dit, d’ambition autre, plus attentif aux choses de la vie et aux gens ordinaires, on en a distingué la volonté et la présence dans Le Carrefour. Mais il s’impose plus encore dans Route 181, un film fleuve coréalisé par l’Israélien Eyal Sivan et son aîné le Palestinien Michel Khleifi, deux cinéastes dont les films ont été projetés et primés dans plusieurs festivals internationaux. Sous-titré Fragments d’un voyage en Palestine-Israël, le film a été tourné durant l’été 2002 au fil d’un voyage du sud au nord. La route 181 (titre en souvenir de Road One de Robert Kramer ?) n’en est pas une. 181 fait référence à la résolution des Nations Unies, le 29 novembre 1947, partageant la Palestine, alors sous mandat de la Grande-Bretagne, en deux états : un état palestinien et un état juif, Jérusalem étant internationalisée, La résolution 181, comme d’autres par la suite, est restée lettre morte. Quelques mois plus tard, le 14 mai 1948, Londres mettait fin à son mandat et l’état d’Israël fut aussitôt proclamé ; les pays arabes intervinrent alors militairement, leurs armées furent repoussées et Israël s’agrandit d’un tiers, provoquant l’exode de quelque 800 000 Palestiniens. Début d’un conflit qui n’a jamais cessé...
Purement virtuelle, la frontière fixée par la résolution 181 n’en a pas moins valeur symbolique aux yeux d’Eyal Sivan et de Michel Khleifi. Carte en main, ils la suivent dans leur voyage pour recueillir images et témoignages, à l’écart des lieux “classiques”, de confrontation entre lanceurs de pierres ou de roquettes et soldats de Tsahal, lieux sur-fréquentés par les caméras de télévision. Une part importante de l’imaginaire des Palestiniens et des Israéliens s’inscrit dans cette frontière virtuelle et dans les événements qui ont suivi : territoires conquis pour ceux-ci, territoires dont ils ont été chassés pour ceux-là. Le “droit au retour”, un des problèmes d’aujourd’hui évoqué dans le Pacte de Genève du 1er décembre, y est lié. Il y a l’imaginaire, il y a aussi la mémoire de quelques témoins rencontrés par les réalisateurs : la mémoire juive des installations de kibboutz en Palestine sous mandat britannique, celle, palestinienne, de la résistance ou des exils qu’elles ont entraînés. La mémoire ou... l’absence de mémoire, comme en témoigne par exemple la perplexité d’un groupe de collégiens israéliens questionnés sur l’histoire de la Palestine. Ce qui est remarquable dans Roule 181, c’est la qualité, la singularité de la parole recueillie auprès de femmes et d’hommes de conditions et d’âges différents, des anonymes filmés dans leur vie ordinaire. Pas de commentaire des cinéastes sinon quelques interventions hors champ (étaient-elles toutes nécessaires ?) d’Eyal Sivan qui, ici et là, tente de convaincre certains de ses compatriotes de l’absurdité qu’il y a à ressasser la thèse officielle résumée par la formule “un peuple sans terre sur une terre sans peuple”. Durant les deux mois du tournage, les deux réalisateurs ont su faire surgir et recueillir des paroles essentielles, révélatrices dans leur banalité. Ces paroles, les images dans lesquelles elles s’inscrivent ou qui les relient, la manière dont les séquences sont associées : tout concourt à faire de Route 181 un documentaire de témoignage à l’égal des classiques du genre. Le plan fixe est privilégié dans sa durée pour ne rien perdre des paroles... ou des silences, des regards, des gestes. Les travellings depuis la voiture, pauses entre des séquences tendues, liaisons logiques dans le récit, font aussi découvrir paysages et environnement. L’alternance est maîtrisée avec souplesse entre des séquences qui peuvent faire rêver de la paix (la cueillette des olives, un mariage palestinien haut en couleurs...) et celles qui renvoient au conflit (tanks, ruines, barbelés, miradors, check points, mur inlassablement suivi dans sa masse abstraite par la caméra jusqu’à découvrir des ouvriers - non-israéliens ! - qui y travaillent...)
Visite avec son gardien d’un musée israélien dédié aux pionniers, ouvriers asiatiques sur un chantier, cocasse mise en terre de plans d’oliviers par des touristes américains venus soutenir l’implantation d’une colonie, manif de pacifistes israéliens, affrontements verbaux à un check-point, surveillance-routine de très jeunes soldats de Tsahal dont un... lecteur de Levinas, cérémonie d’accueil de Juifs éthiopiens dans un Centre d’intégration avec vin d’honneur et discours en hébreu qu’ils ne comprennent pas, réunion houleuse d’un conseil municipal mixte : Route 181 fait se succéder des épisodes avec de véritables personnages, eux-mêmes créateurs d’émotions, de rires parfois. Le plus poignant met en scène un vieux coiffeur, à Lod, une ville conquise par les Israéliens en 1948 et dans laquelle ils massacrèrent des Palestiniens réfugiés dans la mosquée. Ce coiffeur habite un quartier appelé “le ghetto”. Tour en rasant un client, il relate la tragédie dont il fut le témoin. Une réplique à la scène de Shoah ? Un “amalgame choquant”, comme on l’a écrit ? Eyal Sivan s’en défend : “Il se trouve que ghetto, c’est le nom donné à ce quartier de Lod par les Israéliens au moment de l’occupation de la ville. Et dans ce quartier, il y a un vieux monsieur qui se trouve être un des derniers témoins de sa conquête et de ce moment d’horreur.”
Le film procède ainsi par va-et-vient entre présent et passé, faisant référence à la partition de la Palestine en deux Etats décidée par le Conseil de sécurité il y a plus d’un demi-siècle, aux conflits qui ont suivi et à leurs conséquences : l’expulsion des Palestiniens des territoires conquis par Israël et la création des camps de réfugiés. “Route”, “mur”, “frontière” : de la frontière virtuelle qu’ils suivent entre la bande de Gaza et le Liban, Eyal Sivan et Michel Khleifi font passer aux frontières bien réelles construites dans les plaines, sur les collines, pour protéger les nouvelles colonies, isoler les villages palestiniens. Ils font passer aussi aux frontières qui se sont créées dans les esprits, édifiées entre les aspirations des deux peuples, entre les inconscients collectifs. Les barbelés ne sont pas seulement le long du Mur ou autour des chicanes des check points...

Jacques Chevallier