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Le long de la frontière et de la guerre by Francis Cornu & Catherine Humblot (Le Monde)

22.11.2003

ENQUÊTE Le long de la frontière et de la guerre

Pendant quatre heures trente, Eyal Sivan et Michel Khleifi font parler des Israéliens, juifs, arabes, bédouins, et des Palestiniens. “Route 181”, un film choc, éprouvant mais passionnant

Dans l’ordre et parmi tant d’autres : des ouvriers chinois qui ne disent mot ; des contremaîtres israéliens qui affirment qu’ “un bon Arabe est un Arabe mort” ; des pacifistes - tout aussi israéliens - qui militent pour “Vivre ensemble” ; un Bédouin qui tient à s’engager dans Tsahal (l’armée israélienne) ; un “Arabe israélien” qui déplore n’être considéré “ni comme Palestinien ni comme Israélien” ; des chrétiens américains qui plantent des oliviers comme des cheveux sur la soupe ; des Ethiopiens qui s’avèrent juifs en dépit des apparences ; un Palestinien fier de son neveu qui vient de commettre un attentat-suicide ; un Palestinien qui bâtit le grand mur israélien destiné à l’isoler davantage ; un Israélien qui, pour avoir été soldat dans Hébron occupée, dit comprendre “la réaction des Arabes” ; des juifs marocains qui regrettent d’avoir émigré en Israël... Qu’y a-t-il de commun entre tous ces gens ?

Tous se trouvent dans ce petit pays qu’on appelle Israël ou Palestine, théâtre du conflit actuel le plus ancien au monde. Tous figurent et s’expriment dans l’étonnant documentaire réalisé conjointement par un Israélien, Eyal Sivan, et un Palestinien, Michel Khleifi. Ces deux frères ennemis - ou plutôt ennemis frères - partagent plus ou moins une vive contestation de la politique israélienne. Travaillant pour la première fois ensemble, ils avaient besoin d’un prétexte pour introduire le hasard dans une quête bien déterminée : montrer les protagonistes de la tragédie israélo-palestinienne, tels qu’on ne les voit et entend pas d’ordinaire dans les journaux télévisés, reportages, magazines ou autres documentaires. Il leur fallait des gens de rencontre, inconnus, dans leur vie de tous les jours. Pendant deux mois, au cours de l’été 2002, ils ont parcouru ce pays éclaté, du Sud au Nord, de la bande de Gaza à la frontière libanaise, en suivant les complexes lignes de partage de la Palestine dessinées par l’ONU en 1947, dans la résolution 181. Ce plan, qui prévoyait la création de deux Etats, l’un juif, l’autre arabe - et l’internationalisation de la zone de Jérusalem -, a été refusé par les Arabes, ce qui a déclenché une première guerre. Les Palestiniens y ont beaucoup perdu et des dizaines de milliers d’entre eux ont connu l’exode vers les camps de réfugiés. Voilà pourquoi nos deux réalisateurs ont baptisé Route 181 leur itinéraire, véritable détour vers le présent.

Ce très long film (4 h 30), qui se déroule sur une fausse route, est, à bien des titres, déroutant. Il déconcerte, choque mais passionne. Son intérêt et sa richesse sont indissociables des défauts de ce travail subjectif. Il est souvent cocasse et confus comme cette contrée et les gens qui y vivent. Imprévisible aussi, comme cet Israélien qui se satisfait du statu quo et de l’apartheid mais soudain peste contre les grillages, clôtures, barbelés et murs qui partout quadrillent paysages et populations : “La barrière est le symbole ; la barrière, c’est le sionisme !” Ou encore ce berger bédouin qui traite les Arabes de “chiens” et ajoute qu’Arabes et Israéliens sont bien “cousins” et “fous à lier”. Ce film est éprouvant car ces gens parIent durement, surtout les uns des autres, S’il laisse le sentiment que la paix n’est pas pour demain, s’il est irritant, c’est que cette “route 181” sillonne une longue cicatrice qui ne semble pas près de se refermer.

Sans commentaire, ce film est au début difficile à suivre tant il soulève de questions, Qu’est-ce au juste qu’un “Arabe israélien” ? Un bédouin n’est-il pas arabe et musulman ? Mais beaucoup de questions trouvent réponse plus loin, au fil des entretiens. Si les réalisateurs ne cachent guère un parti pris général en faveur des Palestiniens, on a quand même trop l’impression qu’ils s’acharnent à faire parler - pour ne pas dire “avouer” - les Israéliens, afin de les présenter sous leur plus mauvais jour. Et les images de rails de chemin de fer et le témoignage d’un barbier palestinien, pour démarquer a contrario Shoah, le film de Claude Lanzmann sur la déportation, sont aussi, pour le moins, inutilement provocantes.
Enfin, Arte rend un mauvais service à ce document en le diffusant tard, en une fois, alors qu’il a été conçu en trois parties. Heureusement, il sera bientôt édité en DVD ! Car les diverses réserves émises ne doivent pas entamer tout le profit que l’on peut puiser dans ce remarquable creuset pour se faire sa propre idée et prolonger sa réflexion.

Francis Cornu



Arte : multiplier les points de vue

Le conflit israél-palestinien fait partie des sujets ultrasensibles et Arte est la chaîne en France qui fait le plus d’efforts pour permettre au téléspectateur citoyen de se faire une opinion fondée sur une multiplicité de points de vue. “Depuis dix ans, an suit de manière constante l’évolution de ce conflit et celle des sociétés israélienne et palestinienne ci travers films. Thema et cases documentaires telles que "Grand Format" ou "Les Mercredis de l’histoire". On fait attention de ne pas provoquer, de proposer des opinions différentes, et de casser les a priori, c’est notre rôle”, explique Jacques Laulent, responsable des documentaires à Arte Strasbourg. C’est lui qui a suivi le projet Route 181, de Michel Khleifi et Eyal Sivan, coproduit par Momento, Sourat Films, Sindibad et Arte/WDR. Prévu pour 90 minutes, Route 181 a rapidement débordé pour devenir un film-fleuve de 4h30. Surprise par la durée mais consciente de l’importance du documentaire, la chaîne a décidé de le diffuser dans son intégralité, sachant que certaines séquences allaient susciter des débats. Arte a l’habitude de recevoir courriers et e-mails exigeant la déprogrammation de tel ou tel documentaire. Début avril, Jénine, Jénine, du metteur en scène arabe israélien Mohammed Bakri, a été déprogrammé après une tempête de protestations apparemment bien orchestrées. Jérôme Clément, président d’Arte, avait pris cette décision dans “un souci d’apaisement” et assuré que le film serait diffusé ultérieurement, avec un débat. On attend. - C. H.




“Sous Israël, il y a la Palestine”
Entretien avec les réalisateurs Eyal Sival et Michel Khleifi

Depuis quand vous connaissez-vous ?

Michel Khleifi. J’ai rencontré Eyal à travers son film lzkor, les esclaves de la mémoire, qui était en compétition au Festival de Marseille en 1991. j’étais membre du jury. Il a eu le prix, mais les discussions ont été longues, dures. Izkor m’a intéressé et bouleversé. Ce n’est pas un film opportuniste comme il y en a tant.

Eyal Sivan. Je connaissais les films populaires arabes programmés le vendredi soir à la télévision israélienne mais La Mémoire fertile et Maaloul fête sa destruction sont les premiers films arabes indépendants que j’ai vus. Ce qui m’a saisi dans le cinéma de Michel, c’est comment il avance, absolument intransigeant sur la question de l’occupation, du discours colonial, sans jamais esquiver la critique de la société arabe, palestinienne. Un événement nous a rapprochés, Oslo, point de départ pour beaucoup de cinéastes. De manière intuitive, politiquement et cinématographiquement, nous nous sommes retrouvés dans une sorte d’opposition par rapport à cette effervescence. Michel, qui a été le fondateur du cinéma palestinien, se met en retrait. En 1995, il réalise Mariages mixtes en Terre sainte, un film presque banni. Moi je fais Aqabat Jaber, paix sans retour ? Quand tout le monde chante la paix, je pose un point d’interrogation.

Si on le lit entre les lignes, votre film plaide pour un Etat binational. Avez-vous toujours été contre l’idée de deux Etats séparés prônée par les accords d’Oslo ?

M. K. Le problème n’est pas d’être pour ou contre. Avant Oslo, on a participé à cette prise de conscience qu’il y a deux entités. On est résolument pour la paix mais comme dit un poète égyptien : “Tout le monde est pour la paix, mais la paix aime qui ?” Tout le monde veut la paix, même Sharon, même le Jihad islamique. Seulement il y a trop de mensonges...

E. S. Oslo, c’est chacun chez soi, en oubliant que, chez soi, c’est le même endroit. Oslo, c’est la réconciliation sans la vérité : on ne parle pas du projet colonial, sioniste, de 1948, ni de l’instrumentalisation de la mémoire en Israël ; on laisse tomber le projet Etat démocratique, laïc, de l’OLP des années 1970 ; on ne parle pas de Palestiniens citoyens de l’Etat d’Israël.

On peut répondre que les deux peuples ne veulent pas vivre ensemble...

M. K. Mais on vit ensemble ! Le binationalisme est là. Il y a cohabitation partout, on le voit dans le film. Simplement il faut réhabiliter l’individu, la citoyenneté pour tout le monde. Et parler des actes fondateurs sur lesquels ont été créés Israël et l’entité palestinienne, c’est-à-dire de 1948 et du projet sioniste. Il faut gérer à travers des commissions de vérité ce poids de passé qui nous accable tous.

C’est le projet du film, l’objet de votre voyage, revenir sur 1948, parler des traumatismes, de tous les traumatismes. Mais pourquoi ce titre “Route 181” alors que la route n’existe pas...

E. S. Il ne faut pas oublier que la résolution 181 des Nations unies, adoptée le 29 novembre 1947, qui devait partager la Palestine en deux Etats, a été le point de départ de la guerre. En prenant la route 181, un tracé arbitraire qui suit ce plan de partage, et qui est pour nous tantôt une route, tantôt des chemins de terre, une route initiatique au fond, on essaye d’inverser la proposition. Toutes les propositions “réalistes” entre guillemets disent : il faut séparer. Mais il y a eu une autre proposition, minoritaire, la confédération. Ne l’oublions pas non plus.

M. K. A un moment donné aussi, à cause de cette culture de mort étalée en permanence dans les médias, on s’est posé la question naïve : que peut faire le cinéma ? On s’est dit : on va se réapproprier ensemble le territoire. Soyons documentaristes. Le réel est là. On a observé dans les deux sociétés la radicalisation du refus de l’autre. Est-ce qu’un jour elles vont faire la paix ? Oui, bien sûr, mais sur des bases justes. Nous, on va faire un film à deux. Qui va interviewer qui ? On a décidé de tout faire en commun.

Comment avez-vous obtenu des témoignages aussi libres ?

M. K. On y est allé sans idées préalables. On écoute l’humain d’abord.

E. S. Pas de rendez-vous fixés à l’avance, on s’arrête au hasard, en ouvrant les yeux sur le fait que derrière un endroit qui porte un nom israélien, il y en a un autre, palestinien. Sous Israël, il y a la Palestine. Ou pour le dire autrement, Israël est en Palestine.

M. K. La règle, cinématographique, c’est : la caméra arrive (Philippe Bellaïche), et nous avec. Pour le reste, rien n’est décidé d’avance. On fonctionne à l’intuition. Si Eyal est à l’aise, je suis en retrait, et inversement. Si l’un de nous n’arrive plus à avancer, l’autre entre en action.

Ça n’a pas dû être facile d’entendre certaines choses. Quelle règle, intervenir ou pas ?

E. S. On a eu des discussions là-dessus. Une fois, j’ai dit à Michel : “Dis-lui qui tu es.”

M. K. Je disais : “Non, Je fais mon travail, on n’est pas là pour polémiquer.”

Ça vous est arrivé pourtant, avec les soldats israéliens...

M. K. Eyal l’a fait. On parle de la démocratie israélienne, c’est une “ethnocratie” en réalité. Eyal fait partie de la tribu, donc il a le droit de dire ce qu’il veut. Pas moi. Si je dis le quart de ce qu’il dit, je suis mis en prison. Mais j’ai l’expérience de la société israélienne et je parle hébreu. Au point que parfois on me demande d’où je parle. J’ai découvert pourtant au cours du film que l’attitude d’Eyal est très différente de la mienne. Quand on s’approche d’un barrage, si je conduis, je m’arrête vingt mètres avant. Eyal dit : “Pourquoi tu t’arrêtes, continue.” Moi : “J’avance quand ils le demandent.” Eyal : “Tu y vas.” Alors j’y vais (“Shalom !”) et... on passe. Parce que c’est l’attitude du conquérant. Alors que moi j’ai l’attitude de l’occupé.

Deux séquences font allusion à des scènes de “Shoah”. Celle avec le coiffeur palestinien qui raconte le massacre de Lod, et le plan sur les voies ferrées. Des amalgames qui vont choquer.

E. S. C’est une coïncidence. Ce barbier dans le quartier du ghetto de Lod : on n’a pas inventé le mot “ghetto”. Il se trouve que c’est le nom donné par les Israéliens à ce quartier au moment de l’occupation de la ville. Et dans ce quartier, il y a un vieux monsieur qui se trouve être un des derniers témoins de ce moment d’horreur de l’histoire de 1948, la conquête de la ville de Lod par les Israéliens, et le massacre.

M. K. Les voies ferrées, c’est le cœur du problème palestinien. Construit à la fin du XIX’ siècle, sous l’Empire ottoman, par les Allemands, le chemin de fer faisait partie des projets de modernisation du Moyen-Orient, les guerres ont empêché, cassé ce projet.

Propos recueillis par Catherine Humblot