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Le duo Rony Brauman-Eyal Sivan et leur traitement de la mémoire by Jean-Charles Szurek (Plurielle)

12.12.2004

Qui ne souscrirait aux multiples initiatives de Rony Brauman et d’Eyal Sivan dans le champ de la mémoire ? Le film d’Eyal Sivan sur la transmission de la mémoire du génocide en Israël, en particulier dans les établissements scolaires, soulignant des aspects que l’auteur qualifiait manifestement d’excès, présente quelque intérêt pour qui s’ intéresse à la façon dont la mémoire de la 2e guerre mondiale y est présentée, gérée. Il est difficile de savoir, à l’auteur de ces lignes tout au moins, si la thèse de “l’excès” est juste ou non. Elle est certainement discutable.

 
En effet, est-il si anormal, de la part des autorités pédagogiques de l’Etat d’Israël, que soit organisée pour la jeunesse du pays, chaque année, une activité commémorative autour de la Destruction des Juifs européens? Est-il si scandaleux que, de façon générale, des commémorations entourent cet événement dans la société israélienne? Est-il vrai qu’il provoque cette fatigue ad nauseam que laisse à croire Eyal Sivan, et qui rappelle les commémorations obligatoires des pays communistes ? Pour ma part , j’ai pu observer à deux reprises les visites delycéens israéliens au musée d’Auschwitz dans la dernière décennie (depuis 1989 exactement,depuis que les Israéliens peuvent facilement se rendre en Pologne) et rien ne m’incite à penser que ce périple-là fait partie d’un parcours mémoriel imposé. Est-il imposé en Israël? Je ne sais. En tout cas, les questions soulevées par Sivan étaient intéressantes en ce qu’elle conduisaient à se demander quelle pédagogie, quelle histoire transmettre. L’enquête dans ce film était succincte mais suffisamment pertinent e pour que l’on s’interroge sur les vertus et les limites de la transmission, en particulier par la voie commémorative officielle.
 
Qui ne souscrirait également au(x) message(s) du film Le spécialiste réalisé par Rony Brauman et Eyal Sivan sur Eichmann, tiré des archives du procès Eichmann? Y a-t-il un message d’ailleurs ? Chacun y trouvera le sien, mais il ressort des débat s qui ont entouré ce film, et des positions des deux auteurs, que l’on peut y trouver au moins deux idées :
1. Le fait que le mal, suivant Hannah Arendt, est terriblement banal
2. Qu’il y a nécessit é d’un jugement personnel en toute circonstance : c’est un éloge de la désobéissance, comme l’indique le titre de l’ouvrage qu’ils ont tiré du film1
 
Rien n’est vraiment nouveau dans cette posture et, depuis les travaux de Christopher Browning ou d’autres, on sait un peu mieux comment les hommes ordinaires peuvent fabriquer le mal. Eichmann confirme cela, et c’est l’intérêt de visu du film. Il n’y a dans ces messages aucun lien avec la guerre israélo-palestinienne et pourtant elle s’impose tant d’autres prises de position de ces auteurs nous y ramènent. Mais ils nous y ramènent par des partis pris, des simplifications qui jouxtent, à mon avis, le pire.
 
Eyal Sivan a ainsi écrit un article publié par Le Monde (7 décembre 2001), intitulé “La dangereuse confusion des juifs de France” qui fit grand bruit et qui suscit a de vigoureuses réponses (notamment d’un collectif où l’on trouve les noms entre autres de Serge Klarsfeld, de Shmuel Trigano, de Maurice Szafran et de Sefy Hendler, correspondant du journal Ma’ariv). Tout lecteur intéressé pourra se reporter à leurs arguments respectifs (on trouve ces articles sur le site Internet du Monde).
 
En ce qui me concerne, ce sont les passages suivants qui m’ont désagréablement surpris. “Pour les juifs pratiquants, écrit Sivan, le judaïsme n’est pas une question. Pour des Juifs laïques, en revanche, tiraillés entre universalisme et crispation identitaire, le sionisme est devenu une religion de substitution”. Passons sur le fait que “pour des juifs pratiquants”, le judaïsme ne soit pas une “question” – encore que l’on puisse précisément imaginer le contraire, qu’il soit la Question, et même la Question des Questions.
 
Mais quelle “crispation identitaire” peut on percevoir chez les Juifs laïcs et de quelle identité s’agit -il ? En quoi cette “crispation” conduit - elle la laïcité à s’arc-bouter au sionisme, à un sionisme qui se substituerait à l’universalisme ? La laïcité, ce serait l’universalisme et inversement? Si les Juifs dont parle Sivan sont laïcs et sionistes, ils sont semblables à des centaines de milliers d’Israéliens et, au demeurant, ils seraient mieux avisés, si l’on suit bien le raisonnement d’Eyal Sivan, d’aller réaliser leur sionisme et leur laïcité en Israël. Mais il ne peut s’agir de cela si l’on en juge d’après les programmes des diverses associations juives laïques de France qui ont pour principal objet, précisément, un judaïsme laïc: la question du sionisme n’existe pour elles que comme facette, une parmi d’autres, aussi importantes que d’autres, et parfois même moins, de leur identité et de leurs questionnements identitaires. De surcroît, ces associations sont distinct es. Certaines d’entre elles ont même pour raison d’être leur a-sionisme, et ce qui les occupe, c’est leur statut de minorité en France, au même titre que les Basques ou les Bretons. Quelques unes ont dû certainement tomber des nues apprenant que leur laïcité – fourvoyée, assurément - les conduisait dorénavant à une “religion de substitution” alors que par ailleurs, nous dit doctement Sivan, “la question du sionisme est dépassée”.
 
Au fond, que viennent faire les Juifs laïques dans ce raisonnement ? Si on comprend bien Eyal Sivan, l’identité laïque serait fragile. “De ces juifs en mal d’identité, écrit-il, Yeshayahou Leibowitz, le philosophe israélien, religieux et sioniste, disait : ’Pour la plupart des juifs qui se déclarent tels, le judaïsme n’est plus que le bout de chiffon bleu et blanc hissé en haut d’un mât et les actions militaires que l’armée accomplit en leur nom pour ce symbole. L’héroïsme au combat et la domination, voilà leur judaïsme’”. 
 
Il n’est pas sûr que le propos de Leibowitz vise les mêmes juifs que Sivan nous livre en pâture – et, à vrai dire, c’est même probablement le contraire.
Mais qu’importe ? Etrangement, pour lui, la seule “identité” qui tienne, qui soit structurante, c’est l’identité religieuse, toutes les autres ne faisant que légitimer “la situation coloniale” qui prévaut là-bas (la formulation est de Sivan).
 
Ainsi l’ identité laïque, en mal de consistance, en perdition évidente selon lui, ne peut-elle trouver un élan vital que … dans l’action armée d’Israël. On serait bien en peine de trouver en France dans les organisations juives laïques, en particulier de gauche – car c’est la gauche qui est visée par Sivan (l’universalisme n’est pas encore devenu une valeur de droite) – des appels virils en faveur de Tsahal. Ce n’est en  tout cas perceptible ni à l’Association pour un judaïsme humaniste et laïc ni au Cercle Bernard - Lazare, encore moins au Cercle Gaston - Crémieux .
 
Mais le raisonnement de Sivan ne s’arrête pas là. Puisque les Juifs laïcs, “universels”, se trouvent en mal d’identité, c’est à une autre source qu’ils vont s’abreuver, tout aussi artificielle que leur faux sionisme, la Shoah. “La culture victimaire, écrit-il, devient un pilier de l’identité juive laïque”. Victime, victimaire. Depuis quelques années, ces mots, associés à l’identité juive, traversent une galaxie d’auteurs manifestement perplexes devant le développement de la mémoire juive du génocide. On le retrouve chez Tzvetan Todorov, dans son ouvrage Les abus de la mémoire2: “ Si l’on parvient à établir de façon convaincante que tel groupe a été victime d’injustice dans le passé, écrit -il, cela lui ouvre dans le présent une ligne de crédit inépuisable. Puisque la société reconnaît que les groupes, et non seulement les individus, ont des droits, autant en profiter ; or, plus grande a été l’offense dans le passé, plus grands seront les droits dans le présent” 3. On le retrouve également chez Jean-Michel Chaumont dont l’ouvrage La concurrence des victimes 4 est totalement consacré aux effets, supposés compensateurs, de la reconnaissance du statut de victime. On le retrouve aussi dans le livre de Norman Finkielstein, L’industrie de l’Holocauste5, cet ouvrage dont Pierre Vidal-Naquet indiqua qu’il ne méritait que le silence. Et on le retrouve bien sûr chez Rony Brauman, dans la postface qu’il a précisément rédigée au livre de Finkielstein. Chez chacun de ces auteurs, et pour chacun à sa façon, l’identité juive se dissout dans le génocide. Ce qui signifie que sans génocide, sans la disparition de la yiddishkeit, l’identité juive aurait disparu (sous les coups de l’assimilation et /ou de sa propre inanité). La vogue de la Shoah est venue heureusement raviver, si l’on ose dire, cette pauvre flamme (Dieu merci, il reste la religion !).
 
On peut raisonnablement et légitimement s’interroger sur l’omniprésence mémorielle de la Shoah. Les ressorts de ce phénomène sont complexes, s’inscrivant d’une part dans la vague mémorielle générale qui déferle sur les sociétés européennes, d’autre part dans la distance nécessaire à la prise de conscience, enfin et surtout dans les étapes d’une écriture historique qui a longtemps occulté cet événement. On peut en être d’autant plus agacé quand on voit l’écart entre les scansions mémorielles d’aujourd’hui et la (toujours) pauvre présence d’ouvrages et de documents élémentaires sur le génocide. Il faut rappeler inlassablement que la Chronique du ghetto de Lodz n’est toujours pas traduite en français ni l’ouvrage de Matatias Carp sur le destin des Juifs roumains durant la  guerre, qu’une version correcte de la Chronique du ghetto de Varsovie d’Emmanuel Ringelblum, principal collecteur-historien du ghetto, n’est toujours pas disponible en français (celle qui existe est une version incomplète traduite de l’anglais dans les années 50) et qu’il en est ainsi de bien d’autres ouvrages.
 
S’interroger, donc, sur la place prise par la mémoire de la Shoah, s’en agacer – à tort ou à raison — est une chose, mais la dénoncer comme jalon identitaire indispensable en est une autre, ô combien réductrice et ignorante des rythmes de la mémoire, de l’histoire de cet te mémoire. On ne saurait pourtant adresser un tel reproche à Sivan et Brauman, eux qui ont lu Tom Segev, eux qui ont si longtemps travaillé sur le procès Eichmann et qui savent la place prise par ce procès en Israël même ! Le désaccord doit se situer ailleurs.
 
Par leur posture, Eyal Sivan et Rony Brauman campent un monde binaire: il y a d’un côté ceux qui vouent à la Shoah un culte qui les pousse “à se retrancher du monde”, d’autres qui oeuvrent à “instaurer un monde commun”6.  Dans ce monde binaire, ils choisissent leur camp, celui des pourfendeurs de la shoah - religion (ils n’ont d’ailleurs pas tort de dénoncer la sacralisation du vocabulaire : holocauste, shoah), s’imaginant que celui d’en face serait homogène ! Il ne déplait pas ainsi à Ron Brauman d’apposer son nom à celui de Finkielstein, même s’il admet avoir hésité à le faire et ne pas partager toutes les thèses de l’historien américain. Il faut avoir lu ce dernier pour comprendre les hésitations de Brauman. Finkielstein ne s’embarrasse guère de nuances, en effet , pour dénoncer “L’industrie de l'Holocauste”, une industrie fondée sur l’ext orsion du génocide au profit d’Israël : “ L’Holocauste, écrit-il, s’est vraiment révélé une arme idéologique indispensable. Grâce à la mise en oeuvre de cette industrie, un pays doté d’une puissance militaire parmi les plus redoutables, présentant un dossier désastreux en matière de droits de l’homme, s’est assigné à lui-même un rôle d’État-victime, et le groupe ethnique qui réussit le mieux aux États-Unis a lui aussi acquis un statut de victime. Cette façon spécieuse de se poser en victime rapporte des dividendes considérables et en particulier elle immunise contre toute critique, si justifiée soit elle7”. 
On peut trouver d’autres citations de cet acabit . Statut de victime, dividende, culture victimaire, crédit inépuisable, profit – tels sont les mots utilisés par tous ceux qui rejettent l’irruption de la mémoire juive dans l’espace public, ne se rendant pas compte, il faut l’espérer, à quel point un tel vocabulaire appartient à la panoplie habituelle d’un certain argumentaire antisémite. Ceux qui utilisent ces mots tournent délibérément le dos, et pour certains de la façon la plus odieuse, pour d’autres de la façon la plus insensible, à ce qui reste encore de deuil individuel et collectif. On serait tenté de leur dire : patientez, les derniers survivants sont âgés, certains d’entre eux ont encore besoin de dire leur perte, leur traumatisme, 60 ans après; reportez-vous au livre récent Paroles d’étoiles8 qui regroupe “plus de 800 témoignages d’enfants cachés réunis grâce au travail de l’Association des enfants cachés, et grâce aux retombées des appels émis par l’ensemble des antennes de Radio France en janvier 2002” 9. Vous y verrez que si l’acte d’écriture ou de parole publique aide, il ne parvient pas vraiment à parachever le travail de deuil. Essayez de comprendre ce que fut la Libération pour ceux qui se sont trouvés privés d’un parent, ce que fut leur silence durant 40 ans, leur étonnement devant une écrit ure historique objectivement occultée, leur besoin de reconnaissance parvenus à l’âge tardif. Il s’agit d’une situation singulière – et ne voyez dans cet adjectif aucune quête “pour la singularité de la Shoah” - qui exige un minimum d’empathie, d’une mémoire qui ne prétend à aucune hégémonie, quoi que vous en pensiez…
 
L’usage du passé est devenu une arme redoutable dont les protagonistes ne mesurent pas le danger. Cela s’applique à José Bové, à Roger Cukierman, cela peut aussi s’appliquer au tandem Sivan-Brauman. Car, au nom d’une légitime protestation contre l’occupation israélienne des territoires palestiniens, peut-être d’une déception à l’égard de “l’homme juif” - le voyaient -ils comme éternellement socialiste, culturellement kibboutznik? - ils tracent aujourd’hui le portrait d’un Juif désincarné, imaginaire, guerrier, guerrier par procuration.
 
Pour Sivan, répétons-le, il n’y a au fond de bon Juif que religieux, et Israël est, selon lui, “une erreur historique”. Leur duo n’aborde la question du rapport des Juifs à leur mémoire que sous l’angle réducteur de la manipulation et de l’abus. Cette cécité paraît étonnante chez les auteurs du “Spécialiste”. Comment la comprendre chez ces bons connaisseurs d’Israël, qui semblent partager avec l’extrême gauche nombre d’analyses sur le caractère “colonial” de l’Etat juif et avec Finkielstein (et consorts) une lecture “matérialiste”, et même matérielle, de la transmission?
 
La réponse leur appartient, mais à trop convoquer le matérialisme on risque fort de percevoir l’Histoire selon des catégories tellement rudimentaires (intérêts, rapports de force, classes sociales etc.) que le matérialisme lui-même ne s’y retrouverait pas.
 
N o t e s
1 Eyal Sivan, Rony Brauman, Eloge de la désobéissance, éd. Le Pommier, 1999.
2 Tzvetan To d o r o v, Les abus de la mémoire, Arléa, 1998
3 Ibid., p.55.
4 Jean -Michel Chaumont, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, La Découverte, 1 997.
5 Norman G. Fin kielstein, L’industrie de l’Holocauste. Réflexions sur l’exploitation d e la souffrance des Juifs, La fabrique éditions, 2001.
6 Ces fragments de citations, dont je ne pense pas altérer le sens global, sont extraits d ’“Eloge de la désobéissance, op.cit ., p.57.
7 Norman G. Finkielstein , L’industrie de l’Holocauste, La fabrique éditions, 2001, p.7.
8 Jean- Pierre Guéno (dir.), Paroles d’étoiles, Mémoire d’enfants cachés, Librio, Radio-France, 2002.
9 ibid., p . 11.