Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, et le documentaliste Eyal Sivan ont sélectionné deux heures dans les archives filmées du procès Eichmann, en 1961, à Jérusalem.
Ces images dressent le portrait d’un criminel moderne, modèle d’obéissance à un système, et posent la question de tous les génocides.
“Un spécialiste” sort dans une quinzaine de salles. Accompagné par un essai, il ne manque pas de renvoyer au texte qu’Annah Arendt écrivit au moment du procès.
Eichmann, criminel “banal” du nazisme
“Un spécialiste”, le film que Rony Brauman et Eyal Sivan ont tiré des archives du procès d’Adolf Eichmann, met en évidence la personnalité terriblement ordinaire de ce dernier.
C’est Annah Arendt qui l’écrit : “Avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque.” Et dans le post-scriptum par lequel elle conclut son long reportage pour le New Yorker au procès qui se tenait à Jérusalem en 1961, contre celui qui avait été en charge de la déportation des Juifs, des Polonais, des Slovènes et des Tziganes d’Europe vers les camps de concentration. Le procès était filmé et les images que nous en proposent Rony Brauman et Eyal Sivan donnent la mesure de cette "banalité" que pointait la philosophe américaine d’origine juive allemande. “Mis à part I’extraordinaire intérêt qu’il manifestait pour son avancement, Eichmann n’avait aucun mobile... Simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait”, écrit également Hannah Arendt. Il faut voir Un spécialiste pour comprendre ce que pèsent ces mots. Le film de Brauman et Sivan n’est pas une partie de plaisir. Il est même moins méditatif que ne peut l’être par moments Shoah de Claude Lanzmann, qu’il vient comme compléter.
“Les regrets, c’est bon pour les enfants”
Le film s’ouvre sur l’acte d’accusation. On est saisi par l’opposition entre Eichmann et le procureur Giddeon Haussner. Haussner dont la voix vibre, dont chaque geste est habité par une passion, dont le corps tout entier plaide, se manifeste comme un être tout entier engagé dans son acte, une personne qui en répond. Eichmann, à l’inverse, a tout d’une non-personne. Il se lève tel un automate, chaque fois que la cour se présente, chaque fois qu’une question lui est posée. Le geste est invariable, mécanique. Impassible derrière ses lunettes, il répond d’une voix blanche qui ne laisse transparaître aucune émotion. Les témoignages et les questions semblent gIisser sur cette silhouette aussi rigide que frêle, qui au fond ne répond de rien.
Que dit en effet Eichmann ? Qu’il n’a été qu’un exécutant, un “spécialiste” dans son domaine, que s’il a participé à la conférence de Wannsee qui décida de la solution finale, c’est en tant que rédacteur, et qu’il se “sentait vierge de toute culpabilité”..., les “pontes” avaient donné leurs “ordres” et que “les regrets, c’est bon pour les enfants”.
Dans son esprit de “spécialiste”, le crime n’a pas de chair, cette chair dont les témoins s’attachent à donner la mesure. Il n’est qu’une idée, qu’une image. Aussi peut-il déclarer que s’il avait dû participer directement à l’extermination, il se serait donné la mort, parce qu’il y avait là quelque chose de “gênant”. Aussi peut-il se considérer comme coupable d’avoir participé à “l’un des crimes majeurs de l’histoire de l’humanité.” Aucune émotion dans le propos, mais un constat irréel. Purement théorique. Si bien qu’il poursuit en expliquant qu’il se sentait dégagé de toute responsabilité, et lié par un “serment de loyauté”, dont nul ne l’a relevé. Pour conclure enfin, le film s’achève sur cette ultime parole : “On ne m’a jamais reproché d’avoir manqué à mon devoir. Aujourd’hui encore, je dois le dire.”
Voilà Eichmann dont on ne pourra oublier le visage barré de travers par la ligne pincée des lèvres. Une bouche close et désaxée d’où sortent des mots qui ne forment pas une parole en prise sur le réel, des réponses qui ne comprennent aucune responsabilité. Symbole d’un corps devenu étranger à la vie, puisque insensible à l’existence de l’autre. Et cette question qui nous reste : qu’est-ce qui fait ou ne fait pas d’un homme un frère ?
Jean-François BOUTHORS
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Repères
Les archives : De tous les procès de criminels nazis, celui d’Eichmann est le seul à avoir été filmé dans son intégralité, soit cinq cents heures d’images. Quelques minutes seulement _les plus emblématiques_ ont, à l’époque, fait le tour du monde. Le procès terminé, ces archives, tournées en vidéo par une équipe américaine, sont parties à New York avant de revenir à Jérusalem, en 1977, aux archives Spielberg du film juif. C’est là que Rony Brauman et Eyal Sivan les ont récupérées. Ils en ont établi le catalogue exhaustif ; avant d’en extraire deux heures, totalement retravaillées grâce à des procédés numériques, créant en particulier des mouvements de caméra afin de rompre la monotonie des plans originaux.
A lire : Eloge de la désobéissance, de Rony Brauman et Eyal Sivan : cet essai prolonge et complète la réflexion que lance notre film. Les idées fortes qui y sont développées se rattachent à ce nouveau courant de chercheurs souvent iconoclastes, qui travaillent sur l’histoire récente des Juifs et d’Israël. On y trouve aussi le script d’Un spécialiste. Ed. Le Pommier. 178 p., 99 f.
Eichmann à Jérusalem, de Hannah Arendt : c’est l’ouvrage auquel se sont référés les deux auteurs. Folio Histoire, 484 p., 54 f.
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“Avoir une vision désacralisée de la Shoah”
Les deux auteurs d’“Un spécialiste” ont avant tout voulu traiter la question de l’obéissance aveugle et du génocide en général.
ENTRETIEN
Rony Brauman (Médecins et auteur) et Eyal Sivan (Réalisateur)
- Quel sens avez-vous voulu donner à ce procès ?
Eyal Sivan : Ce n’est pas un film sur le procès Eichmann, mais un film qui utilise la matière du procès, fondateur pour la société israélienne, pour pouvoir dessiner le portrait d’un criminel moderne. En un sens, nous avons fait un détournement du procès tel que l’avait conçu à son époque Ben Gourion, qui ne voulait pas juger un criminel mais le nazisme. Nous, nous avons plutôt cherché à faire quelque chose de stimulant pour penser la question qui nous tracasse : l’obéissance et la responsabilité dans une société moderne.
- Comment cette question a-t-elle émergé ?
Rony Brauman : Pour moi, dans le cadre de mon engagement dans l’action humanitaire. Au moment de la grande famine en Ethiopie, en 1984-1986, où les organisations humanitaires ont été amenées à jouer un rôle important dans la stratégie de déportation de la population que le gouvernement avait engagée, Elles inspiraient confiance aux gens qui mouraient de faim dans les montagnes, ils descendirent, et là ils étaient raflés et embarqués vers des sites de réinstallation. Ce qui fait qu’en travaillant, à soulager les souffrances des Ethiopiens, les organisations humanitaires contribuaient à les enfoncer dans des situations encore plus dramatiques. Travailler et se taire : notre rôle se résumait à une succession de gestes techniques, utiles, mais dévoyés. A mon retour, je me suis plongé dans le livre d’Hannah Arendt, où j’ai trouvé pas mal de points communs avec ce que j’avais vécu. Le plus gros choc à été le rôle des conseils juifs qu’Eichmann a gérés et qui mobilise un bon tiers des témoins au procès. En voulant le bien de leur communauté, ces organismes ont contribué à amplifier leur malheur. Car il n’y a pas que l’obéissance à un ordre donné - dans le sens d’instruction - mais aussi à un ordre social. L’intention des conseils juifs n’était pas de contribuer à l’extermination des Juifs d’Europe, mais de fait, ils l’ont fait, ce qui pose la question de leur responsabilité morale et politique. Comme nous, organisations humanitaires, avions adhéré de fait au projet de chirurgie sociale sans anesthésie du gouvernement éthiopien.
- Ces drames s’équivalent-ils ?
R. B. : L’idéologie la plus répandue est celle de la singularité d’Auschwitz. Mais pour nous, le Cambodge des Khmers rouges et le génocide du Rwanda sont aussi singuliers. C’est une évidence qui en soi constitue une rupture. J’ai voulu avoir une vision laïque, désacralisée, de la Shoah, terme qui a une dimension religieuse et ne fait pas partie de notre vocabulaire. L’Holocauste n’est pas une calamité métaphysique qui s’est abattue sur l’Europe. C’est un événement de première importance, mais un événement politique voulu, mis en œuvre par des êtres humains. “Ne pas comprendre a été ma loi d’airain”, dit Claude Lanzmann. C’est pour nous, une sommation inacceptable, qui nous fait rejeter, non pas son film Shoah, mais son état d’esprit. Nous nous sommes situés au contraire sur le plan de l’anaIogie. De telles pensées instrumentales, qui ne voient dans l’ensemble du monde que des problèmes techniques avec des solutions techniques, et dans les êtres humains des moyens et non pas des fins, fermées à toute forme de sensibilité, créent les conditions du crime administratif et des grands massacres de masse. A Auschwitz comme ailleurs.
Recueilli par Philippe ROYER