Il n’avait tué personne de ses mains. Mais, en fonctionnaire soumis, Adolf Eichmann avait été un rouage zélé de la machine de mort nazie. “Un Spécialiste” est une réflexion exemplaire sur la banalité du mal absolu.
Composé exclusivement d’images enregistrées lors du procès d’Adolf Eichmann, “Un Spécialiste” n’est pas un film sur le procès Eichmann. C’est un portrait, celui d’un fonctionnaire, assurément pas plus zélé qu’un autre, bien noté par ses supérieurs, fier seulement de son expertise, soucieux que rien ne puisse lui être reproché par ses chefs, certain de s’être toujours bien comporté, heureux de n’avoir pas failli à sa mission. Cet homme parfaitement en paix avec sa conscience fut entre 1938 et 1941 chargé de l’expulsion des juifs d’Allemagne, puis se vit confier le soin d’organiser la déportation des juifs d’Europe, des Polonais, des Slovènes et des Tsiganes vers les camps de concentration et d’extermination. Un homme, donc, qui contribua à l’anéantissement de plusieurs millions d’êtres humains et qui fut pendu à Jérusalem le 31 mai 1962. Autant dire un monstre ? Tel que les images le montrent, il n’en possède pas l’apparence, penché sur des dossiers qu’il épluche avec minutie, passant d’une paire de lunettes à l’autre, le regard attentif, soucieux toujours de se faire bien comprendre. Mais après tout on connaît beaucoup de tueurs en série dont le profil est proche de ceux d’un comptable pointilleux ou d’un notaire scrupuleux. Alors ? Si c’est un homme... L’interrogation est au cœur du film. La question est celle que posent Rony Brauman et Eyal Sivan.
La source d’inspiration essentielle des auteurs a été le livre de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal. “Je voulais m’exposer, non aux actions elles-mêmes, qui sont après tout connues, a écrit la philosophe, mais à celui qui a fait le mal.” La réflexion de Hannah Arendt a accompagné Brauman tout au long de son engagement dans l’action humanitaire (il a été président de Médecins sans Frontières de 1982 à 1994), qui lui a permis de mesurer à quel point la soumission était, davantage encore sans doute que le fanatisme tel que recensé communément, à l’origine des pires abominations de ce siècle. Pour sa part, Eyal Sivan, cinéaste israélien vivant en France depuis 1986, s’est intéressé très tôt à la fonction symbolique attribuée à Eichmann et à son procès dans la société israélienne, et à la question de l’obéissance aux ordres.
Eichmann, en effet, n’a fait qu’obéir. Il l’a dit et répété tout au long de son procès, il l’affirme du début à la fin du film. Comme des millions d’Allemands, Eichmann n’a tué personne de ses mains. Mais comme des milliers de fonctionnaires, d’employés des chemins de fer, de bureaucrates irréprochables, il a envoyé des millions d’êtres à la mort. Impossible face à ces images de ne pas penser au procès Papon. Derrière le masque d’un homme ordinaire, le visage du mal absolu. Pour que le masque tombe, sans que pourtant on l’oublie jamais, il fallait non pas analyser la psychologie du personnage (car celui que les psychiatres décrivaient comme “plus normal que la normale” est bien perçu comme tel), mais sonder son univers mental. Ce que fait “Un Spécialiste”, portrait d’un criminel du bureau, en établissant comment des milliers de glissements minuscules, de renoncements infimes, de gestes sans signification visible, qui traduisent essentiellement la soumission de l’individu à l’autorité, quelle que soit sa nature, ont rendu l’abomination possible. “Ce que ce travail m’a appris, affirme aujourd’hui Rony Brauman, c’est qu’un génocide est quelque chose de relativement facile à déclencher et à organiser. C’est ce que Eichmann dévoile tout au long de son procès.” Pour sa part, Eyal Sivan insiste sur “la capacité de retranchement du monde qu’a exploitée Eichmann, en restant toujours du côté du Bien, en accomplissant une série d’actions qui ne présentent en elles-mêmes aucun caractère maléfique”.
Au cœur du Mal : le refus de penser. Qui conduit en certaines occasions à une candeur terrifiante. Ainsi lorsque Eichmann affirme qu’il a su avant (presque) tout le monde. Il dit cela avant même que la question lui soit seulement posée. Parce qu’il a choisi de déposer sous serment, alors que possibilité lui avait été offerte par le tribunal de ne pas témoigner, ou de déposer sans serment, parce qu’il a décidé de dire la vérité. Eichmann ne dissimule rien, il ne ment pas, ainsi que l’écrivit Hannah Arendt, cette affirmation lui attirant les accusations les plus violentes (en octobre 1966, "le Nouvel Observateur" publia de larges extraits du livre, suscitant une vague de réactions de la part d’une dizaine d’intellectuels, parmi lesquels Vladimir Jankélévitch, regroupées dans le numéro du 28 octobre sous le titre "Hannah Arendt est-elle nazie ?).
C’est bien là, en effet, le plus inacceptable : que des actes monstrueux n’aient pas été commis par un monstre, mais par un employé modèle. Loin, très loin d’une lecture confortable de l’Histoire. On sait pourtant aujourd’hui que la plupart de ceux qui refusèrent d’obéir ne furent pas inquiétés et retrouvèrent les fonctions qu’ils occupaient - avant d’être affectés au service de l’extermination. Mais les images demeureraient en retrait de cette recherche. Comme si l’on redoutait de montrer, comme si les archives du procès Eichmann (seul criminel nazi à avoir été longuement interrogé et filmé) devaient rester virtuelles.
“De l’Histoire, précise Eyal Sivan, on est passé aux histoires, puis à l’anecdote. On en est aujourd’hui à la fable, on est passé du substantif à l’adjectif.” Il n’est pas excessif de considérer, en effet, que depuis la fin de la guerre, on s’est appliqué à qualifier les actes davantage qu’à les décrire. “Un Spécialiste” est un film essentiel en ceci qu’il donne à voir et à comprendre. Sans discours et sans larmes. Sans non plus rien passer sous silence d’essentiel à cette compréhension, quitte à susciter des réactions. Ainsi de la question des conseils juifs, qui collaborèrent avec les services d’Eichmann chargés de la déportation. Le tiers des témoignages recueillis par le tribunal portait, directement ou indirectement, sur cet aspect qui compte parmi les plus cruels et valut au livre de Hannah Arendt d’être violemment pris à partie. “Un Spécialiste” donne à entendre les réactions suscitées par les dépositions faites à ce sujet.
On entrevoit un instant dans le film l’assistant du procureur mettre en marche un magnétophone. Sur son bras gauche, il porte le tatouage que les nazis infligeaient aux déportés. Rony Brauman et Eyal Sivan racontent dans leur livre (voir encadré) que cet homme s’appelait Michael Goldmann. Quand son fils lui demanda ce qu’étaient ces chiffres qu’il portait sur le bras, il préféra répondre qu’il s’agissait du numéro de téléphone de son travail.
Depuis 1961, l’image symbole d’Adolf Eichmann dans sa cage de verre constituait la seule trace visible de la monstruosité ordinaire. “Un Spécialiste” offre de la regarder en face. Comme dans un miroir.
PASCAL MÉRIGEAU
"Un spécialiste. Portrait d’un criminel moderne", par Rony Brauman et Eyal Sivan. Sortie en salles le 31 mars.
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Les archives
En avril 1961, la première délibération du tribunal auquel il allait revenir de juger Eichmann, fait prisonnier en Argentine et enlevé par les services secrets israéliens en mai de l’année précédente, accéda à la demande du gouvernement israélien, qui souhaitait que le procès fût filmé intégralement. Confiée à une société privée américaine, Israël ne disposant pas alors de réseau de télévision, la "captation" fut assurée par quatre caméras dissimulées derrière de fausses cloisons, dans la grande salle de la Maison du Peuple de Jérusalem, aménagée en tribunal. La réalisation était assurée par Leo Hurwitz, qui depuis la régie sélectionnait les images à enregistrer. Tout au long du procès, du 11 avril au 14 août 1961, quelque 500 heures furent ainsi “mises en boîte”, Les bandes vidéo (une tonne et demie de matériel) furent ensuite envoyées à New York, la question de leurs droits d’exploitation n’ayant pas été réglée. Seuls de très courts extraits, toujours les mêmes, furent diffusés par les chaînes de télévision. Le reste, tout le reste, fut oublié jusqu’en 1977, année où les bandes furent acheminées à Jérusalem, aux Archives Spielberg du Film juif, qui en sélectionnèrent 70 heures. Restaient quelque 350 heures, que Eyal Sivan et Rony Brauman allaient classer, indexer, visionner, et qui, une fois restaurées, numérisées et enfin transférées sur film 35 mm, allaient fournir la matière du film.
Le livre
Rony Brauman et Eyal Sivan font paraître parallèlement Eloge de la désobéissance, présenté comme un “essai sur la responsabilité”. On y retrouve le texte du film et, surtout, une remarquable étude inspirée par leur travail et leurs recherches, sorte de prolongement indispensable, en ce sens qu’il met en perspective le “cas” Eichmann et les différentes questions qu’il inspire, notamment “la soumission à l’autorité comme instrument de la barbarie”, et “les usages politiques de la mémoire”. “Eloge de la désobéissance”, par Rony Brauman et Eyal Sivan, Editions Le Pommier, 180 p., 99 F.