"IZKOR souviens-toi". L'injonction rituelle s'est, en Israël faite politique. De "Pessakh", fête de la sortie d'Egypte au "Jour de l'Indépendance" en passant par le "Jour de commémoration de la Shoa et de l'Héroïsme" et le "Jour de commémoration des soldats de Tsahal morts pour la patrie", le mois d'avril concentre l'essentiel du discours israélien sur la mémoire. C'est à cette instrumentalisation de la mémoire juive et singulièrement de celle du génocide qu'Eyal Sivan, cinéaste israélien, a consacré son film "lzkor Les Esclaves de la Mémoire". Il filme les commémorations et leurs préparatifs parfois insoutenables, interroge des élèves et des enseignants. A travers le système éducatif israélien, qui véhicule et transmet cette "mémoire officieIIe", il montre ce qui enferme les Israéliens dans leur souffrance et leur interdit tant le regard porté sur le monde extérieur et les maux infligés à autrui -au Palestinien- que le regard critique sur eux-mêmes.
Cette idéologisation du judéocide a largement pénétré les communautés juives de Diaspora. Nous y sommes depuis longtemps confrontés lors des commémorations communautaires : la référence constante à Israël comme si le génocide n'existait pas en lui-même, le drapeau et l'hymne israéliens, tel discours Prononcé à Bruxelles, lors d'une commémoration de l'insurrection du ghetto de Varsovie, par une représentante des mouvements de jeunesse sioniste, qui se terminait par ces mots : "notre idéal est le même que celui des combattants du ghetto : Israël". Cette instrumentalisation du génocide a conduit à une réécriture, au moins par omissions, de l'histoire même du génocide, en faisant, par exemple, de l'insurrection du ghetto de Varsovie une épopée sioniste annonçant la guerre d'indépendance d'Israël.
Cela même alors qu'Israël et son gouvernement ne s'intéressent pas, en réalité, au génocide. Le "gardien de la mémoire" est ainsi resté muet face à l'installation d'un carmel à Auschwitz. Le film d'Eyal Sivan a donc rencontré nos propres réflexions et préoccupations. Eyal Sivan nous a conduit là où le discours que nous voyons se déployer a été créé et se transmet. Une table ronde a réuni autour du film le comité de rédaction de Points critiques et des collaborateurs externes. Les discussions ont tourné autour de deux pôles : la dénonciation d'un discours idéologique dans lequel nous ne nous reconnaissons pas et le traitement de cette question par le film. Elles ont servi de base à l'interview d'Eyal Sivan que nous publions dans ce dossier. Au-delà du film, c'est la question de la nature même de l'Etat d'Israël et des relations entre celui-ci et la Diaspora qui est abordée.
Il est rarissime qu'un film soit précédé d'une mise en garde et il nous a semblé intéressant de reproduire celle que fit l'historien Alfred Grosser lors du passage du film à FR3. Elle est à tout le moins révélatrice du climat qui entoure les réflexions critiques sur Israël et l'histoire juive contemporaine. Les réflexions de Gérard Preszow contribuent également à faire de ce dossier la seule référence importante, dans la presse juive de langue française, au film pourtant essentiel de Eyal Sivan. Points Critiques
Réflexions
Gérard Preszow nous livre les réflexions que lui inspire le film d'Eyal Sivan.
La citadelle de Babel
Izkor est un film sur le sionisme aujourd'hui, ou plutôt sur le discours sioniste, idéologie d'un État, l'État israélien. "Nous étions esclaves de notre destin, nous en voilà maîtres" ; c'est, en substance, ce que célèbrent les quatre fêtes que suit Sivan dans le courant du seul mois d'avril. L'État israélien se présente comme lieu de convergence du mythe et de l'histoire, il fait tenir dans un même discours les mythes religieux et les commémorations historiques, il est autant la réalisation du rêve messianique du retour à Jérusalem que l'accomplissement normatif de la liberté du peuple passant par la fondation d'un État.
Tout Juif qui ne l'aurait pas compris est condamné à errer sa vie durant comme un shnorer, coincé entre l'inéluctable méchanceté des Gentils et l'identification naïve aux citoyennetés autres qu'israélienne.
Cela, le film nous le fait entendre, avec une précision renversante, par le biais des cours d'éducation civique enseignés dans les écoles.
Ce qu'il nous montre avant tout, ce sont les visages des témoins et les lieux d'interviews ; du blanc suédois au mat marocain pour les peaux, HLM empilées ou paysage de rocaille à l'horizon pour les décors. L'insistance unifiante du discours trouve un écho justificatif dans ces origines métisses. L'État éprouve le besoin de fondre le disparate, méprisant le singulier pour faire valoir le général. La nouveauté, aussi, de sa création le force à en remettre, donnant aux célébrations nationales des airs de recueillement communiste qui ne sont sans doute pas étrangers aux origines pionnières d'Europe de l'Est des fondateurs. Quand il martèle le souvenir "Izkor", c'est pour mieux l'extirper afin de créer le Juif nouveau.
On éprouve et comprend alors l'étouffement que nous fait partager le cinéaste ; pour poursuivre son chemin, il a dû prendre le chemin de la diaspora. Serait-ce le chemin de la fuite ou celui de la vie ? Quel serait le bon sens, monter ou descendre ?
Outre l'étouffement, c'est l'étrangeté que j'ai éprouvée. Je ne me reconnais pas dans ce discours sauf que je sens bien à quel point il tire son sens de la confiscation de mon histoire. Je me trouve face à un discours d'état, à un pouvoir, qui voudrait s'établir sur la renonciation à mon propre récit. C'est valable pour tout État ("nos ancêtres, les Gaulois") mais dans le cas de l'État israélien, nouveau-né parmi les nations, la formulation se donne brutalement. Israël se présente avant tout comme l'État juif, comme une façon de supprimer le Juif dans tous ses états.
Or l'élection du peuple juif, si élection il y a, ne consiste-t-elle pas justement à rassembler au sein de ce peuple, toutes les formes sociales et solitaires d'existence : rassemblé en État (Israël), réparti par communautés (la diaspora), déconnectées de l'une comme de l'autre.
On vient de partout en Israël, et cela le film le montre bien en images, la couleur du film semble faite pour démentir le discours. On vient de partout, pour peu que l'on soit juif. Triste paradoxe étatique que cette Babel qui réclame des frontières sûres. Ce qui est accordé au lointain parent Falasha est refusé au proche voisin né sur place. C'est dire que la démocratie est bâtie sur l'exclusion radicale de ce qui n'est pas juif. On n'émigre pas, on ne se naturalise pas en Israël : le sang prime sur le droit. Et, de ce point de vue, Israël témoigne à quel point tout État est bâti sur l'exclusion.
Contrairement aux discours alarmistes des dirigeants communautaires de la diaspora, l'assimilation guette plus Israël que la diaspora. La grande peur, c'est de devenir un Etat parmi les autres, c'est d'accomplir à la lettre le veau sioniste qui se verrait totalement réalisé le jour où le dernier juif sera devenu citoyen israélien. Peut-être y a-t-il une folle candeur à croire que la citoyenneté de droit dans un État composite reste préférable à l'identification commune à un discours d'État, mais je ne vois pas d'autre pari sur la vie.
Gérard Preszow
Avertissement
Alfred Grosser présente…
Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, récipendiaire en 1975 du "Prix de la Paix de l'Union des éditeurs et libraires allemands. comme "médiateur entre Français et Allemands, entre croyants et incroyants, entre Européens et hommes d'autres continents", auteur de l'ouvrage "Le Crime et la Mémoire", Alfred Grosser présenta aux télespectateurs d'"Océaniques", diffusé le 25 mars 1991 sur FR3, le film documentaire d'Eyal Sivan : "Izkor, les Esclaves de la mémoire". Voici, dans son intégralité, la présentation d'Alfred Grosser.
"Ce film est dangereux si on ne le regarde pas pour soi-même, en faisant des réflexions pour soi-même. Ce qu'il ne faudrait pas faire, chers téléspectateurs, c'est de vous dire : comment est-ce que d'autres vont réagir ? Par exemple, si vous êtes télespectateurs juifs, de vous dire est ce que telle phrase du vieux professeur Leibovitz n'est pas excessive quand il compare Israël d'après la Guerre des Six jours à l'Allemagne nationale-socialiste. La réponse est : oui, la phrase est excessive. Ne voyez pas ce que d'autres en feront, écoutez plutôt les autres phrases qu'il a dites. Et, pour les gens qui se sentent terriblement pro-israéliens, ne profitez pas du film pour dire : regardez telle ou telle chose. Essayez simplement de le regarder pour vous-même et par vous-même.
C'est ce que j'ai fait. Et lorsqu'il y a cette espèce d'endoctrinement de la mémoire, moi j'ai plutôt pensé à ce que j'ai eu quand, jeune Allemand juif, je suis arrivé en immigration en France et que, mis à l'école primaire, j'ai subi avec joie l'endoctrinement extraordinairement chauvin de l'enseignement de l'Histoire en France. Car, c'est grâce à cet enseignement de l'Histoire que j'ai été parfaitement assimilé Français.
Je crois que c'est le premier point du film, c'est pour créer une sorte de fusion des Israéliens nouvellement arrivés et de leurs enfants que l'on met l'accent sur la douleur passée. Vous verrez dans ce film de jeunes Israéliens dont certains ressemblent à des, ouvrez les guillemets, "grands aryens blonds", fermez les guillemets, d'autres ressemblent à s'y méprendre à de jeunes arabes. C'est un État, si j'ose dire, multiracial.
Le souvenir de la Shoah a pour fonction, en particulier, d'unir les gens de cet État. Ce n'était pas comme ça au début. Et lorsque Ben Gourion était le maître d'Israël, ce n'est pas au nom de la Shoah qu'il voulait l'État d'Israël. C'est venu peu à peu, avec les traités avec l'Allemagne, c'est venu au moment du procès Eichmann, c'était particulièrement fort sous Begin surtout quand il y eut toute cette immigration en Israël de Juifs venant de régions que l'hitlérisme et son extermination n'avaient pas atteintes.
Donc on peut très bien comprendre, et je crois que tout le monde comprendra, cette union par la mémoire. Seulement, quel est le contenu de cette mémoire ? Et là, il y a quelques formules chocs dans le texte, dans le film. Je cite : "N'oublions pas, ne pardonnons pas, le sang juif crie vengeance". Et alors, la question se pose : pardonnez à qui ? La vengeance contre qui ? Il y a deux réponses possibles.
La première, c'est contre les Allemands. Une fois un jeune scout allemand apparaît dans le film. On parle de lui et on dit qu'il est de la nouvelle génération. Alors moi j'ai un peu sursauté parce qu'il est né vers 1973 donc ses parents sont nés en 1947, après la guerre, et son grand père avait 23 ans à la fin de la guerre. Donc la nouvelle génération c'est au moins déjà la 3e génération.
Est-ce qu'il s'agit des jeunes Arabes ? Et là c'est terrible car si l'on déduit un droit à la vengeance sur les Arabes, et il est dit plusieurs fois dans le film "les Arabes", article défini, du fait qu'il y a une souffrance, une extermination infligée par des Allemands, pas par les Allemands, par des Allemands aux Juifs, pas à tous les Juifs, à tous les Juifs qu'ils ont pu saisir, alors c'est terrible de penser qu'une vengeance se fait sur des Arabes qui n'ont en rien participé à l'extermination.
Et je pense que c'est cet aspect-là qui est peut-être le plus important. Pourquoi ? Simplement parce qu'il y a aussi eu une responsabilité arabe sur un point précis : lorsque après la guerre, il y a eu des millions d'Allemands expulsés de Tchécoslovaquie, de Pologne, etc... les gouvernements allemands successifs ont tout fait pour intégrer leurs compatriotes. Les responsables politiques des États de la grande nation arabe n'ont rien fait pour intégrer les Palestiniens chassés par les Juifs ou fuyant les Juifs. Ils ont au contraire tout fait pour qu'ils restent dans la misère, donc que par générations entières, ils restent dans les camps, pour que la guerre demeure possible, pour que la reconquête demeure possible. Ça c'est une vraie responsabilité des nations arabes.
Mais par-delà cela, il n'y a aucune raison que la mémoire de la Shoah serve à justifier un antagonisme. Au contraire. Et c'est sur ce point que personnellement je suis très reconnaissant à Eyal Sivan de son film. Car nous avons la même inspiration, celle que j'ai essayée de donner dans mon livre "Le crime et la mémoire". La mémoire il ne faut surtout pas la supprimer. La mémoire, il faut surtout la garder. Toutes les souffrances passées, il faut les garder. A une condition ! C'est qu'elles créent deux choses : d'abord la compréhension pour la souffrance d'autrui, pour la souffrance des autres collectivités. Et dans tout ce que montre le film, il n'y a pas un instant, mais pas un, où il y ait l'évocation des souffrances subies par d'autres collectivités fussent-elles arabes, arméniennes, tout ce que vous voudrez, les souffrances d'ailleurs.
Et surtout, et c'est le grand point, il faut que la souffrance passée soit transformable en responsabilité du présent. Et c'est là où est la grande force de tout ce que dit le professeur Leibovitz. Où est la déduction en politique présente, en responsabilité présente qui est déduite de la mémoire ? Si la mémoire, c'est la justification de tous les actes que l'on commet, bons ou mauvais, elle est terrifiante. Si la mémoire, c'est ce qui permet de dire "plus jamais des souffrances semblables à celles que mon peuple a subies", donc ne jamais en infliger à d'autres peuples, je crois que c'est plus important, ce serait beaucoup plus fondamental. Et dans ce domaine-là, le film montre des abus, des excès de mémoire, compréhensibles, acceptables, mais si pauvres en traduction de création de paix au Moyen-Orient et partout dans le monde où le souvenir des crimes subis par une collectivité n'est pas transformable en compréhension pour les souffrances de la collectivité antagoniste. Car si on comprenait ce que l'adversaire a lui-même comme mémoire douloureuse, il y aurait un commencement de paix, cette paix qui tarde tant à s'instaurer au Moyen-Orient."