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Les esclaves de la mémoire by Laurence Arven (Témoignage Chrétien)
23.03.1991
En Israël, dans le cadre de l'Education nationale, les enfants célèbrent dès leur plus jeune âge la Shoah et l'héroïsme, et chantent la liberté retrouvée. Mais ce creuset où se forge la conscience collective, est-il celui de la liberté ou de l'esclavage ? Eyal Sivan, Israélien, pose cette question dans son film documentaire Izkor, les esclaves de la mémoire, qui sera diffusé le 25 mars, sur FR3.
" Esclaves nous avons été, maintenant nous sommes des hommes libres". Les voix fraîches résonnent en chœur. Les enfants miment, têtes baissées, dos courbés, puis se redressent, visages souriants et mains levées. Dans cette classe de CM2 à Jérusalem, on répète la Pessah, la Pâque juive, la fête de la liberté qui marque la sortie d'Egypte des esclaves hébreux. Car chaque année en Israël, depuis la fondation de l'Etat, quatre célébrations fondamentales rythment le mois d'avril : à la Pessah succèdent le Jour de la Shoah et de l'Héroïsme, puis le Jour de commémoration des soldats du Tsahal morts pour la patrie ; vient enfin le Jour de l'indépendance, fête nationale.
Eyal Sivan, réalisateur du film, est né et a grandi en Israël. « Les souvenirs les plus forts que je garde de mon enfance, raconte-t-il, sont ceux de l' école : les leçons incessantes sur la Shoah, le sionisme, le civisme, la Bible, l'histoire d'Israël. » Aujourd'hui, âgé de 27 ans, Eyal Sivan s'interroge dans ce film sur la force et la signification de cet "Izkor" - "Souviens-toi" - qui a scandé son enfance et qui construit de génération en génération l'imaginaire et la conscience colIective, culturelle et politique d'un peuple. «Je me suis demandé pourquoi les Israéliens sont comme ils sont : groupés autour d'un consensus qui fait d'eux une société repliée sur elle-même. II y a là des gens qui viennent de près de quatre-vingts pays différents... "
Dense et bien construit, alternant reportages et entretiens ; le film nous fait pénétrer à l'intérieur de la société israélienne. Le Jour de la Shoah, dans les rues, les écoles, dans les appartements mêmes, chacun, enfant et adulte, se recueillent en silence au garde-à-vous pendant deux minutes à l'appel de la sirène. En un cheminement inlassablement répété, deux mille ans d'histoire dessinent une trajectoire inéluctable, de l'exil du temps du Pharaon à la leçon de la Shoah : "Il nous fallait un Etat indépendant et des soldats".
En contrepoint, un vieil homme commente et s'interroge : Yeshayahou Leibovitz, professeur de pensée juive, de philosophie et de médecine à l'Université hébraïque de Jérusalem. "Notre système d'éducation nationale pervertit. Il fait de la violence, la fin suprême de l'homme". Ces adolescents, que veut-on qu'ils deviennent ? "De bons soldats, ou d'honnêtes gens ?"
Ainsi le film éclaire-t-il peu à peu le rôle joué par la mémoire : dans ce creuset, se forge une identité qui au lieu de se bâtir sur un regard pluriel et critique, le fait sur le passé et le consensus. "Rien n'est plus commode que de nous définir par rapport à ce que nous ont fait subir les autres, observe avec tristesse le Pr. Leibovitz, Cela nous absout de tout. On peut tuer des Arabes dans les camps de réfugiés... (...) Cela nous évite de nous poser la question : qui sommes-nous ? Quelles sont nos valeurs ?"
Le film est impressionnant et douloureux. II peut susciter révolte et amertume chez ceux qui y verront un réquisitoire. Comment ne pas comprendre que la Shoah, événement inconcevable, ne puisse être surmontée ? Mais il pose une question grave, que les Israéliens ne peuvent éluder.