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Quatre jours d'avril — Quatre jours surchargés de mémoire et d'histoire by René Backmann (Le Nouvel Observateur)
21.03.1991
Comment peut-on être israélien ? Parce qu'il était habité par cette question, EyaI Sivan a décidé, il y a six ans, de quitter Israël, où il est né en 1964, et de vivre a Paris pour prendre, comme il dit, "du recul" par rapport à la société israélienne. Son premier film, "Aqabat Jaber", en 1987, était une incursion dans le camp d'en face, chez ces voisins omniprésents et inconnus que sont les réfugiés paIestiniens. Voyage aventureux. A Tel-Aviv, on est plus près de New York ou de Toronto que de Qalqilya qui est à trente kilomètres. Son second film, "Izkor, les esclaves de la mémoire", tourné en 1990 à Jérusalem, est une plongée vertigineuse au cœur de sa propre enfance, sur les traces du même mystère : pourquoi les Israéliens sont-ils comme ils sont ? D'où vient le consensus nationaliste qui cimente cette société repliée sur ses certitudes ? "En Israël, dit EyaI Sivan, il y a des gens qui viennent de près de quatre-vingts pays, avec des langues et des cultures totalement différentes. Qu'est-ce qui les unit ? Qu'est-ce qui les empêche d'avoir sur eux-mêmes un regard critique et pluriel ? Qu'est-ce qui les pousse Ii faire bloc, comme un seul homme, face au monde extérieur ? Quel cheminement a suivi la société israélienne pour aboutir à ce qu'elle est aujourd'hui ? Ce processus, je l'ai vécu. J'ai donc cherché les réponses dans ma propre vie. Et j'ai trouvé. Les souvenirs les plus forts que je garde de mon enfance sont ceux de l'école. Les leçons incessantes sur la Shoah, le sionisme, le civisme, la Bible, l'histoire d'Israël. La mémoire : voilà le béton dans lequel est coulée la société israélienne."
Au mois d'avril, quatre célébrations fondamentales ont lieu en Israël. D'abord Pessah, la Pâque juive au cours de laquelle est fêtée la sortie d'Egypte des esclaves hébreux. Puis le Jour de la Shoah et de l'héroïsme, où, à l'appel de la sirène, la population entière du pays se recueille, où qu'elle soit, au garde-à-vous pendant deux minutes, en souvenir des juifs qui ont péri dans l'holocauste. Huit jours plus tard, c'est le Jour du Souvenir des soldats morts pour la patrie. Et enfin la Fête de l'Indépendance. C'est autour de ces quatre jours d'avril, surchargés de mémoire et d'histoire qu'est construit le kaléidoscope d'Izkor. Eyal Sivan ne démontre pas, mais il est trop honnête pour dissimuler ses convictions et ses doutes. Il dessine par une multitude de petites touches, pleines d'émotion et de pudeur, la piste secrète qui commence au jardin d'enfants et qui aboutit au serment du soldat devant le mur des Lamentations. En chemin, les enfants sont devenus des hommes et les fils de la diaspora, des Israéliens, soudés par une mémoire collective mais aussi par un non-dit pesant et partagé. A ce témoignage, intime et dérangeant comme un aveu, Yeshayahou Leibovitz, professeur de pensée juive, de philosophie et de médecine à l'Université hébraïque de Jérusalem, ajoute, en quelques phrases, la lucidité, souvent cruelle, de sa sagesse de vieux sioniste. C'est cet érudit aux paroles de lumière qui lance cet avertissement : si l'Etat d'Israël continue à se définir par rapport à ce que les autres ont fait subir aux juifs, alors la société israélienne court à sa perte.