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Douter d'Israël? by Antoine Perraud (Télérama)

20.03.1991

Le réalisateur israélien Eyal Sivan dénonce le culte doloriste de la mémoire juive, célébré par l'Etat hébreu. "Izkor" écorchera bien des consciences, bonnes ou mauvaises.
Leibovitz : " Une voie mène de l'humanité à la bestialité : le nationalisme." 
L'écrivain Gabriel Matzneff notait dans son Journal à la date du 9 juillet 1970 : "Je déjeune avec Pierre Boutang, furieux de ma "libre opinion" pro-palestienne parue avant-hier au Monde. Sa mauvaise conscience d'ancien antisémite ne trouve de paix que dans la fantasmagorie d'un "Royaume juif". (1)
Vingt ans après, le philosophe maurrassien Pierre Boutang va pouvoir passer un autre savon, mais à son fiston, Pierre-André, grand maître de l'émission Océaniques, qui diffuse un documentaire écorchant bien des mauvaises consciences : Izkor, les esclaves de la mémoire.
Œuvre d'Eyal Sivan, un Israélien de 27 ans, aujourd'hui installé à Paris, ce film serine pendant plus d'une heure et demie que l'Etat hébreu court à sa perte en se repliant sur lui-même. Principale cause d'un comportement décrit comme à la limite de l'autisme : la mémoire douloureuse du peuple juif, brandie par le sionisme comme un étendard et un bouclier.
"Du pharaon à Hitler, nous avons tant subi qu'il est normal que notre volonté soit faite, ici et maintenant", semble s'époumoner Israël, sous l'implacable caméra d'Eyal Sivan. Et un vieux professeur, Yeshayahou Leibovitz, enfonce le clou : "Il est une voie qui mène de l'humanité à la bestialité, via le nationalisme. Le peuple allemand est allé jusqu'au bout de cette voie. Nous, nous l'avons empruntée depuis la guerre des Six jours." Terrible et courageux, abominable et salutaire documentaire, donc, qui permettra de vérifier l'adage biblique : "Malheur à celui par qui le scandale arrive." Cette fois, n'oublions pas la seconde partie de la citation : "Mais il faut que le scandale arrive."
A condition de préciser qu'Israël demeure la seule démocratie au Moyen-Orient (2) et que le professeur Leibovitz ne représente que lui-même (un peu comme si l'excellent mais marginal Théodore Monod était le grand témoin d'un documentaire sur la France...), Izkor mérite qu'on s'y confronte.
Ce film est comme l'écheveau à démêler de toutes les mauvaises consciences, qui empoisonnent actuellement le règlement pacifique de la question israëlo-palestienne. Il oblige chacun à tendre l'oreille, à faire un geste, à ne plus camper sur ses positions. Ceux qui rient dans les cimetières, qui nient ou relativisent la Shoah, qui ne voient en Israël qu'une incongruité géopolitique malfaisante et broyeuse de Palestiniens, devront saluer le travail d'un Juif accablé par le sionisme triomphant, mais qui se livre à un décapage moral qu'aucun Arabe ne pourrait exercer chez lui. Or, Eyal Sivan nous a prévenus : "Maintenant que je me suis interrogé sur moi-même, je peux interroger les autres." Quant à ceux qui glapissent leur attachement constant, immuable, indéfectible à l'Etat d'Israël ; eh bien qu'ils ouvrent les yeux sur les réalités, au lieu de laisser leur fidélité fossiliser leur réflexion. Puisse le doute cesser d'être blasphème !
Claude Lanzmann, le directeur des Temps modernes, le réalisateur de Shoah (qu'il faudrait que tout le monde vît au-delà d'Israël), Claude Lanzmann a refusé de nous parler d'Izkor (que tous devraient avoir vu en Israël). A chacun sa tranchée.
Il nous manque aujourd'hui la présence conciliatrice (sur cette question) d'un Jean-Paul Sartre. Il était libre au point de s'affranchir des bonnes et mauvaises consciences qui pétrifient, lorsqu'il faudrait faire un pas en avant. Sartre avait su trouver les mois fragiles et justes pour encourager le voyage de Sadate en Israël. Sa parole aurait pesé sur l'actuelle petite lueur d'incertitude, riche d'espoirs. Izkor documentaire certes iconoclaste et qui jette sa gourme, instille justement l'incertitude en dégommant les dogmes. Alors, les croisés de tous poils aboieront et le doute méthodique passera...
(1) Elie et Phaéton, JournaI 1970-1973 (la Table Ronde,1991, 386p.115f). (2) Démocratie tempérée par le consensus et l'autocensure précisait Eyal Sivan, analysant pour Télérama l'information télévisée en Israël durant la guerre du Golfe (n°2147, p.15).