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Aqabat Jaber, Vie de Passage (Sonovision)
01.05.1987
... La juste démarche, visant à cerner son sujet - sans le nier, ni se laisser déborder (ce qui mettrait en péril la qualité de l'entreprise filmique) -, tiendrait peut-être de la confrontation. Une confrontation sûrement houleuse, parfois douloureuse, entre la friction et l'affection, qui verrait les styles et les points de vue (le filmé/le filmeur) se juxtaposer pour ne pas se perdre, et atteindre ainsi à l'incandescence du vrai. Dans cette veine, délicate à délimiter, on rangera le premier film d'Eyal Sivan, « Aqabat Jaber », qui remporta le Grand Prix du festival. Aqabat Jaber, c'est le nom du plus ancien et du plus grand des camps palestiniens, construit au début des années 1950 dans le désert de Judée, en Cisjordanie. Des 65 000 habitants qui le peuplaient voici quarante ans, il ne reste aujourd'hui - le film a été tourné en novembre 1986 - que 2 500 personnes, qui habitent les cabanes de terre de ce camp fantôme et presque détruit. Une population de « réfugiés temporaires », pour lesquels le provisoire est devenu un mode de vie. Une « vie de passage » pour les paysans déracinés, les nomades sédentarisés, qui survivent dans cette cité de transit entièrement dépendante de l'aide internationale, et n'aspirent qu'à un retour mythique à la terre originelle. Cette terre dont ils ont été chassés, ce paradis perdu qui n'existe plus qu'au soleil de la mémoire, est un ultime refuge, qui leur permet de s'évader d'un réel (d'une terre) inhabitable, insupportable, car il ne leur appartient pas en propre. Une litanie de plaintes apparemment captée sans restriction critique de la part du réalisateur, et pourtant démentie par le contrepoint d'une mise en images très léchée, qui montre le revers des mots en dévoilant le rythme du quotidien, les conflits du village ou les jeux des enfants. Soit la durée, ou « la richesse » des jours malgré l'inexorable pression des règles de vie ou de mort (le désert, la soif, la faim). Au-delà de son sujet humainement et historiquement fort, et de son relief très esthétique (images denses et dépouillées, panoramiques éthérés, plans amoureux), le film vaut surtout par la manière très particulière qu'il a de mettre en évidence ce qui se profile entre les discours et les comportements les plus divers : la conscience d'un peuple. Une conscience qui passe aussi, face à cette caméra qui incarne le regard étranger, par la mythomanie verbale, l'agressivité (de l'injure au jet de pierres) ou la complicité humoristique. L'essentiel étant que, dans la relation sujet/cinéaste, chacun puisse exister vis-à-vis de l'autre. C'est le grand mérite d'Eyal Sivan d'avoir su conserver et projeter cette identité irréductible, quelle que soit la forme qu'elle prend pour se manifester.