En retraçant - avec Un Spécialiste - le procès d’Eichmann, Eyal Sivan s’attache à comprendre le mécanisme, qui hier comme aujourd’hui, “transforment un homme ordinaire en bourreau”.
Aden : Pourquoi vous être intéressé au cas Eichmann ?
Eyal Sivan : Pendant l’Intifada, les Israéliens de ma génération se sont mis à casser froidement bras et jambes aux enfants palestiniens. Depuis, je n’ai cessé de m’interroger sur ce qui transforme un homme ordinaire en bourreau, Selon moi, c’est l’obéissance érigée en valeur suprême, et plus généralement le besoin de normalité sociale. Entre juillet 1942 et novembre1943, les 500 paisibles Hambourgeois du 101e bataillon de réserve de police allemande ont fusillé 38 000 juifs et en ont déporté 45 000 à Treblinka. Tous étaient volontaires : faire trois pas de côté pour rester à I’écart de cette abomination leur avait paru -presque sans exception- les marquer d’une marginalité plus abominable encore. D’autre part, l’Etat israélien utilise aujourd’hui l’extermination nazie comme argument massue pour faire admettre par le reste du monde sa politique, aussi inhumaine soit-elle, envers les Palestiniens, ces derniers sont des “victimes de victimes” : en tant que tels, ils seraient déjà moins à plaindre. Quant aux israéliens, les souffrances passées leur autoriseraient quelques “écart”.
Vous vous présentez comme un “dissident israélien...”
C’est pour moi une façon d’affirmer mon désaccord avec le sionisme et avec l’apartheid qui, en Israël, frappe les populations arabes. En 1982, lorsque s’est posée à moi la question du service militaire, il était très clair que je n’irais pas combattre au Liban. Je ne suis d’ailleurs pas un héros : je me suis fait réformer.
Les retouches que vous avez apportées aux images originales du procès ont déclenché une polémique.
Des 500 heures de l’enregistrement vidéo intégral, 150 heures avaient disparu et le reste se morfondait, entassé en vrac dans les toilettes de l’université de Jérusalem. Après bien des difficultés pour y accéder, j’ai dû commencer par classer ces archives à l’abandon. Nous avons créé des éclairages par ordinateur, de façon à procurer au spectateur un confort visuel et introduire quelques effets artificiels, comme des zooms ou des champs-contrechamps. Pour moi, cette polémique porte sur un non-problème : la manipulation que représente le montage - passer de 350 heures à 2 heures - implique des choix bien plus cruciaux ; pourtant tous les réalisateurs s’y livrent sans que cela soit considéré comme une falsification implicite. D’autant que je tiens à la disposition des historiens des cotations qui permettent de remonter, pour chaque image du film, à l’enregistrement original.
Eichmann ne sort-il pas innocenté de votre film ?
La culpabilité d’Eichmann est de l’ordre de l’évidence, y compris pour lui-même, dans une certaine mesure. Mais elle ressortit à une notion juridique qui n’a encore de définition dans aucun code pénal : celle de “crime administratif” commis en exécution d’ordres aux conséquences atroces. Un être humain doit savoir désobéir. De ce point de vue, l’éducation des enfants est primordiale. Mais aujourd’hui, le souci général semble plutôt être de leur enseigner toujours plus d’obéissance.
Propos recueillis par Pierre Bancel
Un Spécialiste, portrait d’un criminel moderne d’Eyal Sivan. Sortie cette semaine. A lire, Eloge de la désobéissance (éd. Le Pommier), d’Eyal Sivan et Rony Brauman (ancien président de Médecins du Monde), le livre contient le script du film, qu’ils ont écrit ensemble et détaille leur démarche.