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Confession d'un autiste by Dominique Vidal (Le Monde Diplomatique)

01.04.2005

Ce qui stupéfie, dans cette longue confession de M. B., officier de la Stasi (1) pendant deux décennies, c’est qu’il n’a toujours rien compris. Prétendre avoir voulu faire le bonheur du peuple sans lui, voire contre lui, passe encore : c’est l’ambition qu’affichent tous les régimes totalitaires. Mais, quinze ans après la chute du mur de Berlin, il en reste convaincu : « Le socialisme l’aurait emporté si nos services avaient été plus actifs. »
Actifs, les « soldats du front invisible » – 20 000 agents et 500 000 collaborateurs – ne l’étaient que trop, comme on le voit dans Pour l’amour du peuple (2). Maniaques du montage, le cinéaste israélien Eyal Sivan et la monteuse Audrey Marion ont passé neuf mois à peaufiner les 88 minutes de leur film, pour rendre éclatante la contradiction entre images et mots : d’un côté, le sale boulot des fonctionnaires de basse police (perquisitions illégales, arrestations, répression de manifestations pacifiques, etc.) ; de l’autre, le discours caricatural de leur bonne conscience.
Ses arguments, M. B. semble les puiser dans les hymnes lamentables chantés en République démocratique allemande (RDA) à la gloire du « bouclier et de l’épée du Parti ». Convaincu qu’il agit « contre les espions et les nazis » et « pour l’Etat des ouvriers et des paysans », il considère que la fin justifie les moyens. Licencié quarante ans, jour pour jour, après la création de la Stasi, il estime que « l’idée du socialisme est définitivement morte », mais n’en considère pas moins comme « prouvé » que « cet ordre était le meilleur ». Les dissidents, affirme-t-il fièrement, « ne passaient pas une seconde sans être observés ». Hélas, il ne fallait pas affronter que « les ennemis de l’Etat » : « Il y avait aussi l’indifférence du peuple. » Voilà pourquoi « la confiance, c’est bien, le contrôle, c’est mieux »...
Toute cette phraséologie passe sous silence l’essentiel : le socialisme est-allemand s’est effondré, non en raison des déficiences de sa police, mais parce qu’il n’était plus en mesure de tenir ses promesses en matière de niveau et de qualité de vie, comme de démocratie. A l’inverse, d’ailleurs, le régime a dû sa relative longévité, non seulement à la guerre froide et à la répression, mais aussi au soutien que lui valut longtemps la vie, médiocre mais sûre, assurée à la grande masse. Sinon, comment expliquer l’actuelle « Ostalgie » (3) ?
On aurait cependant tort de voir dans Pour l’amour du peuple un film consacré à la RDA. Toutes proportions gardées (car le régime de Berlin-Est ne saurait raisonnablement être comparé avec le nazisme, contrairement à la thèse des « deux dictatures »), Eyal Sivan est fasciné par M. B. comme il l’avait été par Adolf Eichmann lorsque, avec Rony Brauman, il avait réalisé Un spécialiste (1999) : le cinéaste s’efforce de faire comprendre cette « banalité du mal » magistralement analysée par Hannah Arendt (4), mais aussi la banalité des excuses dans lesquelles il se drape.
En RDA, comme partout où un pouvoir aux abois recourt aux moyens du totalitarisme pour survivre, « la non-confiance dans le politique peut amener au crime », estime Sivan. Tout gouvernement risque de perpétrer le pire dès lors que « nombre de citoyens ne croient pas qu’ils peuvent changer les choses »...
L’arrière-plan, c’est la terrifiante toile d’araignée que les technologies modernes permettent de tisser autour des citoyens. D’autant qu’aux caméras de surveillance – omniprésentes au début et à la fin du film – s’ajoute désormais le « flicage » via cartes bancaires, téléphones portables et fichiers informatisés en tout genre. Or la « guerre au terrorisme » tombe à pic pour exploiter pleinement ces instruments sans précédent. Comparée au FBI et à la CIA, la Stasi passera bientôt pour une bande d’amateurs obsolètes...

(1) Abréviation de Staatssicherheit, ou Sécurité d’Etat, nom de la police politique de la République démocratique
allemande.
(2) Sortie en salles le 13 avril.
(3) Cf. « Les Allemands de l’Est saisis par l’Ostalgie », Le Monde diplomatique, août 2004.
(4) Cf. son Eichmann à Jérusalem, coll. « Folio Histoire », Gallimard, 1991.

http://www.monde-diplomatique.fr/2005/04/VIDAL/12065 - AVRIL 2005