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Route 181, un divan public by Christophe Ayad (Libération)

30.06.2004

Critique - Ce docu israélo-palestinien montre la haine de part et d'autre et l'état de guerre permanente.

Route 181 Documentaire d'Eyal Sivan et Michel Khleifi, 4 h 30.

«Un bon Arabe, c'est un Arabe mort.» «Je vais quand même pas pleurer à chaque fois que je vois écrit "mort aux Arabes" sur un mur.» «Il faut les éliminer d'ici. Les payer pour qu'ils partent, débarrasser le pays de ce cancer.» «Le Ghetto ? Ça veut dire le quartier arabe, non ? C'est les juifs qui l'ont appelé comme ça.» «Parle à ma bite.» «Les Arabes doivent comprendre que la guerre ne mènera pas à la victoire mais à une plus grande extermination des Arabes. Alors ce sera la paix.» «Allez, les putes, on recule !» «La barrière est symbole. La barrière, c'est le sionisme.» Militaire à un check point, gardien de musée, tenancière de buvette, entrepreneur de travaux publics... : les Israéliens rencontrés par Michel Khleifi et Eyal Sivan sont tout sauf politiquement corrects, voire carrément racistes et parfaitement antipathiques. Ils parlent sans prendre de gants. C'est un autre Israël que l'on découvre, l'Israël d'«en bas», qui a voté massivement Sharon aux élections de 2001 et 2003.

Morcelé, couturé, défiguré. Les deux réalisateurs, l'un palestinien, l'autre israélien, ont entrepris, lors de l'été 2002, ce qu'ils appellent «les fragments d'un voyage en Palestine-Israël», le long de la route 181. Avec tous les ingrédients du road movie : les rencontres, l'imprévu, le paysage qui défile à travers le pare-brise, tout sauf la route. Car la route 181 n'existe pas, c'est une invention de Khleifi et de Sivan, un tracé arbitraire le long de la ligne de partage de 1947, la plupart du temps en Israël, mais aussi dans les territoires palestiniens. 181, comme la résolution des Nations unies qui, en novembre 1947, a partagé la Palestine en trois : 56 % pour le futur Etat juif, 42 % aux Arabes et les 2 % restants, autour de Jérusalem, dévolus à une zone internationale. Le plan n'aura pas le temps d'être appliqué : dès 1948, à peine l'Etat d'Israël proclamé, la guerre éclate. Une guerre de conquête dont Israël sort vainqueur après avoir détruit 425 villages palestiniens, donnant naissance au douloureux problème des réfugiés. Une guerre qui se poursuit aujourd'hui. C'est ce qu'on comprend concrètement à la vision de ce long documentaire.

L'ancienne Palestine mandataire est un territoire morcelé, couturé, défiguré par les guerres. Des anciens villages détruits il ne reste que des traces fugaces : un puits, une maison abandonnée, des arcades ottomanes, une coupole. Mais la mémoire des lieux est vivante dans la tête des habitants, ceux qui ont dû fuir, ceux qui sont restés et ceux qui sont venus s'installer. Personne n'a oublié. A chaque pas, on bute sur un caillou d'Histoire. Aujourd'hui encore, cette terre essorée par le passé est triturée, torturée, striée par les barbelés et les bulldozers. Partout, la route se termine par un cul-de-sac, une levée de terre, des tanks, une barrière électronique. Un entrepreneur fait visiter avec fierté son usine de barbelés, les plus efficaces du monde, les plus coupants, à tel point, explique-t-il sans tiquer, que les armées étrangères en ont interdit l'usage «pour des raisons humanitaires». A la fin des années 90, il s'apprêtait à faire faillite. Et puis la guerre de 1948 a repris...

Ecoeurement. Autant sinon plus que les images, la bande-son dit cet état de guerre permanent. Les habitants parlent sans plus prêter attention au survol des F-16 ou au battement des hélicoptères qui reviennent comme de grosses mouches énervées dans une pièce trop petite. L'habitude confine parfois à l'absurde. Pendant que l'on entend tirer dans le nord de la bande de Gaza, le gardien du musée de l'Eau et du Néguev, à quelques centaines de mètres des combats, poursuit sa visite et expose son projet délirant de geyser artificiel à 1 million de dollars. Puis il s'emporte parce que son visiteur ne l'écoute pas, et finit par hurler tout seul dans un silence sépulcral.

Tout au long de cette route 181, chacun se présente seul : un Bédouin qui se dit «plus proche des juifs maintenant» et dégoûté par le «fiasco arabe» ; un berger druze qui méprise autant les juifs que les musulmans, «tous fous à lier» ; des descendants de déportés dans les camps ; des juifs d'Irak ou du Maroc, tour à à tour nostalgiques ou rancuniers... Sur ce petit bout de terre grand comme deux départements français, chacun porte son identité en bandoulière, comme une arme et un viatique. Chacun a cette capacité étonnante à parler de soi comme s'il était sur un immense divan public.

L'écoeurement domine face à un tel déballage de haine et de mépris de part et d'autre. Mais cette région offre aussi des moments rares, inattendus, tel ce couple de soldats israéliens qui exhibent avec une joyeuse impudeur leurs piercings : «Si on a un garçon, ce sera Ram, si c'est une fille, on l'appellera Qalandia», rigolent-ils en référence aux deux sinistres check-points qui séparent Jérusalem de Ramallah. Ou encore cette noce palestinienne, malgré les Jeep militaires. Etrange mélange de violence et de tendresse, à l'image de la société israélienne. Mais la religion, l'armée, l'Etat demeurent les piliers d'une société aussi morcelée en son sein qu'unie face à l'ennemi. On ne mesurera jamais à quel point les attentats-suicides à répétition ont terrorisé la population israélienne et l'ont figée dans son obsession sécuritaire.

«Mon arme, elle est sympa.» Eyal Sivan le sait, lui qui a réalisé Izkor, les esclaves de la mémoire (1990), un documentaire où il montre combien le système scolaire entretient, à partir de l'enseignement de l'histoire de la Shoah, les jeunes Israéliens dans l'idée qu'ils sont voués à être des victimes et qu'il leur faut apprendre à se défendre avant d'être frappés. Sans être omniprésente, la Shoah apparaît en filigrane tout au long de Route 181. Ce qu'essaie de dire maladroitement un soldat : «Nous, les juifs, nous avons du coeur. Nous ne sommes pas cruels. Nous avons de la pitié, pas les Arabes. Regarde mon arme, elle est sympa.»

Lors du festival Cinéma du réel, en mars à Beaubourg, Route 181 a fait l'objet d'une déprogrammation partielle pour cause de «risques de troubles à l'ordre public», dans un contexte de «montée des propos et actes antisémites et judéophobes», selon un communiqué du ministère de la Culture et du Centre Pompidou. Plus grave, une lettre collective signée par Bernard-Henri Lévy, Philippe Sollers, Noémie Lvovsky, Eric Rochant et Arnaud Desplechin demandait à l'Etat de «prendre ses responsabilités», tout en affirmant «ne pas appeler à la censure». Une première dans l'histoire du cinéma français. Une contre-pétition rassemblait 300 signatures pour la projection du film. Toute honte bue, les organisateurs ont maintenu l'une des deux projections, respectant à la lettre la boutade méprisante de Godard : «La télé, c'est cinq minutes pour les juifs, cinq minutes pour Hitler !»