La projection du film de Michel Khleifi et d’Eyal Sivan Route 181, fragments d’un voyage a été annulée à la dernière minute.
Le réel, sinistre réel des temps d’intolérance, s’est invité jeudi dernier à l’ouverture du Cinéma du même nom, à Beaubourg, où l’on apprenait que le film de Michel Khleifi et Eyal Sivan, Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël ne passerait que ce jeudi 11 à 13 h 30 dans la petite salle, la séance dans la grande salle du dimanche 14 mars ayant été supprimée. Un tract distribué à l’entrée de la salle s’élevait contre cet acte de censure. Car c’en est un. Le film est passé sur Arte au mois de janvier et ceux qui ne l’aimaient pas purent au moins se mettre en colère : ils n’allèrent pas casser le téléviseur du voisin. Il y eut d’autres projections, dont une avant-première à la fin de l’année dernière à la Bibliothèque nationale François-Mitterrand : sanctionnera-t-on après coup son directeur pour avoir eu cette audace ? Ceux qui ont vu Route 181 savent que c’est un film engagé : Michel Khleifi, Palestinien, Eyal Sivan, Israélien, ont parcouru, caméras en main, le tracé de cette route qui aurait dû être la ligne de partage entre Israël et la Palestine, sanctionnée par la résolution 181 de l’ONU et que la première guerre israélo-arabe balaya. Palestiniens dépossédés de leur terre, juifs chassés des pays du Maghreb, ils vivent là une proximité douloureuse. L’un des grands drames de ce temps, ces hommes et ces femmes l’ont vécu dans leur chair et s’ils l’expriment parfois avec violence, c’est de leurs vies que le film est fait.
Pour eux, ce film mérite le respect ; pour la passion avec laquelle il témoigne, il appelle la discussion. On se réjouissait qu’elle puisse avoir lieu dans ce festival voulu par Jean Rouch, " maître du désordre " et dont Joris Ivens ouvrait la première édition le 17 mars 1977 sur ces mots : " Il ne faut pas oublier que, pour un documentariste, le réel de la vie c’est aussi - et surtout - ce que les gens pensent, sentent, désirent et rêvent ; leurs doutes, leurs aspirations, leurs peurs et leurs angoisses, leurs initiatives, leur courage et leurs luttes. " Pour les doutes, il semble bien qu’on n’en ait plus beaucoup aujourd’hui. Ce qui ne plaît pas, on le supprime.
Un communiqué fut lu, en effet, disant que " depuis l’annonce de sa programmation de nombreux courriers émanant de signataires très divers, exprimant le malaise ressenti face à une nouvelle projection dans l’enceinte d’une institution publique de l’État ", conduisaient à s’en tenir à une seule projection. Décision conjointement prise par le ministère de la Culture, le Centre Georges-Pompidou et la Bibliothèque publique d’information. Les directeurs de ces deux organismes vinrent tenter de justifier cette mesure par la prise en compte de " risques de trouble de l’ordre public " Le troisième, le ministre Jean-Jacques Aillagon ne se montra pas. Sans doute a-t-il perdu le goût des apparitions publiques.
On peut trouver cette décision stupide, car confiner le débat dans la plus petite salle du festival, après la publicité qui aura été faite à cette affaire n’est pas précisément une garantie de sérénité. Il faut surtout la trouver odieuse. Car ses auteurs, qui ne devaient sans doute pas avoir la conscience bien tranquille (on l’espère au moins pour quelques-uns d’entre eux) ont éprouvé le besoin de la justifier en avançant que ce film pouvait susciter " des propos et actes antisémites ou judéophobes ". Ce qui est ajouter l’insulte à la bêtise. Aurait-on perdu le souvenir des années où il se disait ici, en France, que ceux qui se prononçaient pour la négociation en Algérie étaient anti-Français ? Ce film ne peut pas plus encourager l’antisémitisme que ne le fit Aqabat Jaber, vie de passage (1987) premier long métrage d’Eyal Sivan, sur les camps où étaient parqués les Palestiniens " déplacés " et que couronna alors le grand prix du jury du Cinéma du réel. Il témoignait comme témoigne le dernier, d’une situation à laquelle il faut mettre fin le plus tôt possible par la négociation. Mais, dit-on, les temps ont changé. Certes, il y a dix sept ans, après Aqabat Jaber, Eyal Sivan n’avait pas reçu, comme cela lui arriva à la fin de l’année dernière, une balle de revolver dans son courrier, accompagnée de la précision que la prochaine ne lui serait pas envoyée par la poste. Les temps ont changé, entre autres, parce qu’on a trop souvent fait le gros dos devant les menaces de " trouble à l’ordre public ", pour obtempérer aux ordres des fauteurs de trouble, d’où qu’ils viennent.
Dans le même catalogue de la première édition du festival où s’exprimait Joris Ivens, les quatre membres du comité de sélection notaient en un court préambule : " Un cinéma de témoignage, un cinéma d’intervention, un cinéma d’interrogation, mais aussi un cinéma qui offre à des individus ou à des sociétés le moyen d’exprimer leur différence : des films dont les moyens de production, les méthodes de tournage, la démarche intellectuelle sont extrêmement divers, nous ont semblé mériter une égale attention du public. " Il est très triste qu’en ce lieu où naquit ce rêve d’égalité des chances pour tous les films les portes se soient fermées devant l’un d’entre eux.
Émile Breton