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Road-movie contre la folie by Kyra Dupont Troubetzkoy (24 heures, Suisse)

29.11.2003

Lui il pleure. C’est un jeune kamikaze palestinien dans un tribunal militaire. Il aimerait toucher sa mère, lui prendre la main. Mais le contact avec les prévenus est interdit. Sa mère, elle, ne pleure pas. Elle le regarde et lui dit “Rappelle-toi le Jihad.” Lui il pleure. C’est un sculpteur, fils d’une rescapée du nazisme. Il se souvient du calvaire vécu par sa mère. Les traumatismes de la Shoah guident sa vie. Sa mère, elle, ne pleure plus. Elle lui a laissé ce paradis... mais sur la terre des Arabes. Et il n’a “pas de problème avec ça”.

Sur les origines du conflit du Proche-Orient, les deux cinéastes ne nous offrent pas deux regards mais leur regard commun. Durant l’été 2002, ils ont rencontré des hommes et des femmes, Israéliens et Palestiniens. jeunes et vieux, civils ou militaires. A l’improviste, sans rendez-vous. Chacun se servant de l’autre comme d’un passeport pour avoir accès aux vies quotidiennes du camp qui n’est pas le leur.

Pas de voix off mais la voix des gens. Et derrière les anonymes se dessinent des visages, des souvenirs, un avenir. Des déchirures. Le film raconte “les oubliés des discours officiels, mais qui constituent pourtant les bases de deux sociétés, ceux au nom desquels les guerres se font”. Le leitmotiv, c’est cette carte routière, ce tracé virtuel qui suit les frontières de la résolution 181, adoptée par les Nations Unies le 29 novembre 1947, et qui prévoyait la partition de la Palestine en deux Etats. Cette “solution” entraînera la première guerre israélo-arabe et un conflit dont on ne voit pas la fin.

4 h 30. C’est le temps de ce voyage. En chemin, la route parle. La caméra croise des panneaux : “L’Etat palestinien, c’est la Jordanie” ou “Transfert = route et sécurité”. Les gens parlent. Une Palestinienne de Masmyie dont la maison a été démolie demande : “Est-ce une vie la vie d’un Arabe ? Ce n’est plus une vie.” Une Juive yéménite qui tient la cafétéria d’en face comme pour lui répondre affirme qu’ “avec les Arabes, si tu es faible, tu es foutu.”

Un film sous forme de fragments comme un territoire découpé. Une route, des déviations, des voies sans issue, et puis des horizons...

K. D. T.



Road movie contre la folie

PROCHE-ORIENT. Route 181 nous entraîne sur la frontière virtuelle prévue en 1947 par une résolution onusienne. Rencontre avec l’Israélien Eyal Sivan et le Palestinien Michel Khleifi, coréalisateurs d’un film construit comme un “acte de foi”.

Kyra Dupont Troubetzkoy - Comment a germé l’idée du film ?

E. S. - Suite à la catastrophe d’avril - réinvasion, attentats, destruction - on s’est regardés et on s’est demandé ce que, nous, avec notre métier, pouvions faire concrètement mis à part militer.

M. K. - Il y a eu une radicalisation d’un discours nihiliste des deux côtés. Nous voulions prouver qu’il y a beaucoup de gens qui luttent ensemble pour changer cette situation. Et l’amitié qu’on a, le partage des idées et de la vie quotidienne, c’est ça la norme.

- Pourquoi suivre cette route ?

M. K. - C’est la fracture primaire. L’acte fondateur de l’idée que pour résoudre le problème de la Palestine, il faut casser, partitionner. Quand on pense solution, on ne pense que séparation. Et, en 1947, c’est la première fois que la Communauté des Nations vote la séparation qui a mené à la guerre puis à la purification ethnique.

E. S. - C’est le point de départ d’une vision ethnique du Moyen-Orient. La blessure fondamentale physique et psychologique des territoires. Nous ne voulions pas céder à cette frontière créée par la guerre. Suivre cette route était une façon de nous approprier le territoire.

M. K. - Les frontières ont changé, mais le pire ce sont celles qui se sont installées dans la tête des gens. La rencontre permet de comprendre pourquoi il y a de tels blocages, de murs et de barbelés dans les têtes. Ce que nous construisons, c’est le reflet de ce que nous avons à l’intérieur.

- On allait partout avant la première guerre de 1948, alors suivre ce tracé, c’est un souhait ou c’est trop tard ?

M. K. - Rien n’est trop tard. Dans cette société, il y a beaucoup de traumatismes qui viennent de la complexité de la réalité de la Palestine et d’Israël. Pour nous, c’était un voyage à la rencontre de nous-même. Eyal a un traumatisme propre à lui. J’ai mon traumatisme. Alors quel est le point commun entre nous ? Il est simple : la situation doit changer.

E. S. - Le point commun, c’est le partage d’une tragédie, d’une réalité. Ce qui nous distingue c’est l’idéologie. Il faut donc privilégier l’humain sur l’idéologie. Notre souhait, c’est qu’il faut commencer à réfléchir en termes de partage et non de séparation.

- Quelle est l’origine du conflit selon vous ?

E. S. - C’est le colonialisme. L’homme blanc occidental a un droit, appartient à une autre humanité que l’indigène. C’est un conflit sur la perception que l’égalité se partage entre certains humains.

M. K. - C’est l’émancipation. En s’émancipant on se fait mal et on fait mal à l’autre. Il faut travailler la prise de conscience, cohabiter, vivre dans un environnement d’égalité, de liberté et de respect.

- Qu’avez-vous découvert sur vos propres peuples ?

M. K. - On a été étonnés de voir à quel point les gens connaissent leur histoire, la géographie, les lieux de crimes, de destruction. C’est une mémoire vivante. Il faut les laisser s’exprimer. C’est la première étape, pour qu’ils réfléchissent sur leur propre réalité.

E. S. - Il y a eu tellement de souffrance que les gens veulent aujourd’hui la réconciliation. Les choses ne sont pas irréversibles.

- Est-ce un hasard si votre route passe par Genève ?

M. K. - C’est une heureuse coïncidence. Ce voyage cinématographique permet de plonger dans la réalité.

E. S. - Ces initiatives politico-technocrates doivent être soutenues et même taquinées par le débat sur un vrai avenir commun en parallèle. L’initiative de Genève soit, mais il faut aller au-delà, préparer la prochaine phase. Elle ne peut cacher le besoin de deux sociétés d’aller vers leur réalité historique. On pense encore que le traumatisme de l’un se fait au détriment de l’autre, mais ils cohabitent. Ce n’est pas un championnat du monde des victimes.

M. K. - Comme si les Israéliens ne voulaient pas partager le podium. S’ils sont traumatisés, il faut le constater. Mais on peut être bourreau et traumatisé. L’initiative de Genève est un rapport de force. C’est peut-être tout ce qui est possible dans les conditions actuelles mais, en parallèle, nous voulons des résultats basés sur des volontés communes. Et pour cela il faut raconter une histoire commune.