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Récits de la frontière by Bertrand Tappolet (Gauchebdo, Suisse)

28.11.2003

Film-témoignage à Genève - Une tentative pour renouer le dialogue

Récits de la frontière En avant-première de la signature du fameux Accord de Genève prévue... à Genève, lundi 1er décembre, un film mixte donne la parole aux deux communautés

Le conflit israélo-palestinien a connu récemment deux développements importants. D’une part, les Etats-Unis réduiront leur aide à Israël en 2004 afin, selon l’administration américaine, de pénaliser l’Etat hébreu pour ses activités de colonisation et pour la construction de la barrière de sécurité ; d’autre part, le “plan de Genève” engage notamment les Palestiniens à renoncer au droit au retour en Israël des réfugiés palestiniens et à mettre définitivement fin au conflit. Le gouvernement israélien l’a rejeté et la direction palestinienne a fait part de certaines réserves.

Face à une situation qui semble dans l’impasse, malgré des progrès sensibles, “Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël”, documentaire au long souffle de 4 h 30 sur l’un des plus anciens affrontements de la planète est projeté à Genève. Cette projection est accompagnée d’une rencontre-débat avec les réalisateurs au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

Eté 2002. Extérieur jour. En l’espace de deux mois, le cinéaste palestinien chrétien Michel Khleifi (“Noces en Galilée” qui plaide pour la réconciliation entre les deux peuples et “Cantique des pierres”) et le réalisateur israélien Eyal Sivan (“Un spécialiste”, “Izkor les esclaves de la mémoire”) arpentent ensemble du sud au nord leur pays. Pour accomplir ce périple sur cette terre partagée qui ne raconte pas la même histoire à tout le monde, ils ont tracé leurs parcours sur une carte routière et l’ont appelé “Route 181”. Cette ligne imaginaire suit les frontières de la résolution 181 adoptée par les Nations Unies le 29 novembre 1947 qui prévoyait la partition de la Palestine en deux Etats.

Espaces contraints

Au détour de leurs rencontres qui gardent leur poids d’un monde qui vacille, dos au gouffre, les documentaristes donnent la parole aux hommes et aux femmes, israéliens et palestiniens, jeunes ou anciens, civils ou militaires, saisis dans une étrange communauté de destins qui lient leurs vies quotidiennes. Chacun de ces personnages évoque les frontières qui le séparent de ses voisins, remparts bétonnés, mépris, road blocks, ironie, indifférence, méfiance, attitude de défi. Face à la question de “la vérité”, un peu nébuleuse, et l’exigence déontologique de certains documentaristes, les réalisateurs semblent rejoindre le pragmatisme provocateur du cinéaste du réel américain Frédéric Wiseman qui pose que l’ “on ne peut avoir le sens de la moralité dans toutes les directions... Il faut s’en tenir à la parole des gens qu’on filme. Pour moi, ce n’est pas une question simple, mais c’est une solution simple.”

Les frontières serpentent sur les montagnes et dans les plaines, mais colonisent surtout les mentalités des deux parties. Militant de la paix israélo-palestinienne depuis 1968, Michel Narschawski donne dans son ouvrage “Sur la frontière” (Stock, 2002) les clés de ces récits des imites qui sont autant de cicatrices de l’inoubliable : “Ces frontières-là peuvent être des espaces de conflits, des espaces d’indifférence, ou au contraire, des lieux de solidarité, j’échange et de coopération.” Et l’auteur de souligner que “la frontière est un concept central dans la vie de tout Israélien... Dans un pays qui est à la fois un ghetto et un bunker assiégé, la frontière est omniprésente, et à chaque pas nous nous y heurtons. Oui, la frontière est dans le cœur de chaque citoyen d’Israël, élément constitutif de son être.” Quitte à ce que ce balisage intensif de l’espace, tant physique qu’humain, par le biais de murailles, murs, grillages et barbelés pèse sur un Israélien de “Route 181” qui s’emporte contre ce verrouillage : “La barrière est le symbole ; la barrière, c’est le sionisme.”

Film fleuve, ce road movie se présente comme une sorte de roman de voix qui reprend le kaléïdoscope sans cesse retourné de propos assemblés sans voix off et au hasard des rencontres réalisées caméra au poing. Témoin cette session d’un conseil municipal où un Israélien, que l’on devine d’origine marocain, tente vainement de faire pièce au déséquilibre existant entre les autorisations de construire délivrées à l’une ou l’autre des communautés.. Le langage y est filmé comme un rapport de force avec une rare intelligence, les interlocuteurs se parlant par delà une double muraille colorée de bouteilles de soda. Les sociétés apparaissent ici plurielles, métissées, traversées de lignes de fracture internes, loin des images souvent médiatisées. La rage des Israéliens comme des Palestiniens contre les médias du monde entier prend ainsi (au-delà des excès et dérives parfois commis) un sens profond dans “Route 181”, celui de communautés, de peuples qui, à force de ne pas ressembler à ce qu’il s’était projeté comme avenir, dénient ou contestent souvent la représentation des comportements, des plus anodins aux plus décisifs.

Paroles empruntées

Le cinéma documentaire n’est un cinéma du réel qu’en tant qu’il filme la butée même du regard dans nos constructions imaginaires et nos images toutes faites du conflit. Comme la fiction, il affronte l’idolâtrie télévisuelle, il combat le déferlement ininterrompu du visible qui anéantit le recul et la réflexion. En ce sens, “Route 181” ne répond que partiellement à cette exigence. Et n’échappe pas toujours au problème de certains reportages télé, qui n’est pas une faillite de la narration, mais du regard : “C’est vu par qui ? C’est montré par qui ?” est la question qui revient plus d’une fois face à un film qui montre plus qu’il ne regarde.
Il y a bien pour le duo de réalisateurs un terrain à reconquérir, celui de la parole. Ce genre d’entrée dans le champ du témoignage commence par une certaine virtuosité de composition, où le montage met en orbite les différentes trajectoires de ces multiples voix qui tissent autour du conflit un réseau complexe et suggestif, une sorte d’oratorio. Avec chacun de ces témoins semble se jouer une modalité particulière des possibilités d’être trois pour que la relation existe, ou au contraire de blocage ou d’effondrement, dans des face-à-face stériles parce que privés de tiers-relais. Loin de tout manichéisme, les réalisateurs forcent le respect par leur manière de marier l’individuel et le collectif pour enregistrer, mais aussi mettre en scène par le montage alterné, un côte à côte et un face à face aux dimensions multiples (historiques, physiques, psychologiques, géographiques...) avec pour règle principale que rien ne doit être pris à la légère : ni une action, ni une phrase, ni un cadrage, ni un regard.

Capté sur le vif dans les rues d’Israël et des territoires occupés

Avec des modalités qui leur sont propres, on est, au détour de certaines séquences, pas très éloigné du travail d’un cinéaste comme Avi Mograbi qui convoque les ressources d’un petit théâtre filmé d’intervention, puisé dans des reportages captés sur le vif dans les rues d’Israël et des territoires occupés. Ainsi, les phrases terribles que l’on peut entendre dans “Août (avant l’explosion)” du cinéaste israélien (des phrases notamment d’enfants israéliens demandant que l’on brûle les Arabes, qui laissent désorientés face à la haine) ou l’agressivité croissante des Palestiniens envers les immigrés africains et asiatiques toujours plus nombreux et auxquels les Israéliens préfèrent confier les postes de travail qui permettaient autrefois aux Arabes de survivre. Confrontés à une culture de mort étalée à la une, Eyal Sivan et Michel Khleifi tentent de se réapproprier un territoire composé d’un réel où chacun bivouaque sur ses positions radicalisées. Néanmoins comme le souligne Khleifi dans un entretien au Monde : “II y a cohabitation partout, on le voit dans le film. Simplement, il faut réhabiliter l’individu, la citoyenneté pour tout le monde. Et parler des actes fondateurs sur lesquels ont été fondés et créés Israël et l’entité palestinienne, c’est-à-dire de 1948 et du projet sioniste. Il faut gérer à travers des commissions de vérité ce poids de passé qui nous accable tous.”

Bertrand Tappolet