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La frontière invisible by Ange-Dominique Bouzet (Libération)

24.11.2003

Docu. Le conflit israélo-palestinien vu par des anonymes. La frontière invisible

ARTE, 21h55. “Roule 181, Fragments d’un voyage en Palestine-Israël” de Michel Khleifi et Eyal Sivan. Durée,4h30.

Voyage décapant en lsraëI. Ce soir, par la “route 181”. Une voie emblématique, comme la très rockabilly “Road 66”, qui traverse les Etats- Unis de Chicago à Los Angeles et dont le parcours concentre la mémoire épineuse du rêve américain - des ultimes lignes de la conquête de l’Ouest et de l’expulsion des Indiens aux ornières de la Grande Dépression. Différence notable, cependant : il n’y a pas de route 181 en Israël. Il y a eu, en revanche, une résolution 181 de l’ONU, prévoyant, en 1947, la partition de la Palestine en deux Etats, juif et arabe, selon un dessin vite balayé par la première guerre israélo-arabe de 1948. Michel Khleifi (réalisateur, notamment, de Noces en Galilée) et Eyal Sivan (réalisateur, entre autres, d’Un spécialiste sur le procès d’Adolf Eichmann) ont parcouru, pendant deux mois, le trajet de cette frontière virtuelle, filmant au hasard de leurs rencontres : sur les chantiers (où la main-d’œuvre thaïe, ou “chinoise”, a remplacé les ouvriers arabes qui venaient naguère de la bande de Gaza et qui sont aujourd’hui empêchés de circuler), dans les boutiques, les usines (la grande fabrique de barbelés intraversables, aux lames transperçantes, interdits d’usage, pour raison humanitaire, ailleurs qu’en Israël et en Afrique du Sud), dans les lieux culturels (le musée de l’Eau, cadre d’une fracassante leçon d’histoire), dans les kibboutzim, sur les ruines des anciens villages arabes aux noms effacés, au pied du “mur” de séparation en construction... D’Ashod à Gaza, au sud,de Lod à Jérusalem, au centre, et de Rosh’A’aiyn à la frontière libanaise au nord : dans les campagnes, dans les villes, les maisons isolées, les quartiers en bascule démographique... Négligeant les ténors institutionnels et les aléas sanglants de la conjoncture, les réalisateurs donnent la parole aux gens ordinaires pour faire émerger la coulisse quotidienne du conflit le plus médiatisé du monde. On écoute, saisi, l’œil rivé aux sous-titres des dialogues : qui est le Palestinien, le Juif, le Bédouin, l’Israélien marocain ou le Russe israélien ? Autant de clivages difficiles à percevoir, pour le spectateur peu familier des us et accents de cette partie du monde, et qui, pourtant, hachent les discours d’une société fondée sur la violence historique.

Le film dresse le constat, en toute économie de commentaire. Pas besoin de voix off : rien de plus éloquent que l’appropriation du Néguev, ou la colonisation actuelle des points d’eau de la bande de Gaza, racontées par un ancien de la Hagana, ou l’expulsion des habitants arabes de la Galilée “l’opération balai”) par un de ses vieux participants. Tout aussi parlants, ces aveux directs, ces intonations, ces contradictions ou ces silences accrochés aux souvenirs obstinés des uns, ou aux désirs de fuite et d’oubli des autres. Et la raideur brutale des petits soldats israéliens, odieux et pathétiques, aux barrages routiers qui, constamment, entravent le voyage et, au prétexte de protéger le pays contre les attentats, empoisonnent la vie palestinienne : le jeune militaire qui finit par s’excuser, celui qui hurle qu’on parle à sa bite, ceux qui, amoureux, cachent leur piercing et celui qui discute philosophie, cite Kafka... mais n’a pas lu Hannah Arendt.

ANGE-DOMINIQUE BOUZET