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Dans la cage de verre d'Adolf Eichmann devant ses juges by Jean-Michel Frodon (Le Monde)

01.04.1999

Un spécialiste, portrait d'un criminel moderne. En 1991, Rony Brauman et Eyal Sivan exhument les archives filmées du procès du nazi, qui eut lieu à Jérusalem, en 1961. Faute d'être cinéastes, ils ne les ont exploitées que pour illustrer une seule idée : l'éloge de la désobéissance

En 1991, le documentariste Eyal Sivan et Rony Brauman, alors président de Médecins sans frontières, retrouvent les 350 heures d'enregistrement filmé du procès du criminel nazi Adolf Eichmann, qui eut lieu à Jérusalem en 1961. DE CES ARCHIVES, les auteurs ont fait un film de plus de deux heures accompagné d'un livre, Eloge de la désobéissance qui aboutit à une thèse réductrice : l'action d'Eichmann ne s'expliquerait que par le zèle d'un serviteur modèle de l'Etat. LE FILM a de surcroît recours à des effets spéciaux afin de modifier les images d'archives, à l'utilité aussi contestable que dangereuse. DANS UN ENTRETIEN au Monde, l'historienne Annette Wieviorka déclare qu'elle a l'impression que « les auteurs prennent la parole d'Eichmann comme s'il n'était pas en train, précisément, de se défendre ».

En 1991, le documentariste Eyal Sivan et Rony Brauman, alors président de Médecins sans frontières, découvrent un trésor. Au terme d'une recherche opiniâtre de plusieurs années, après avoir affronté ceux qui avaient la charge de le conserver et l'avaient enterré ( Le Monde du 24 septembre 1997), ils exhument 350 heures d'enregistrement filmé d'un événement historique capital : le procès d'Adolf Eichmann, qui s'est ouvert le 11 avril 1961 dans la salle de spectacle transformée en tribunal de la Maison du peuple de Jérusalem. Enlevé par les services secrets israéliens à Buenos Aires en 1960, l'organisateur en chef de la déportation vers les camps de la mort devait être condamné à mort, et exécuté l'année suivante.

Le procès de cet homme reclus dans une cage de verre a joué un rôle central dans la prise de conscience mondiale de la nature du génocide perpétré par les nazis. Il n'a cessé de susciter la réflexion - éthique, politique, philosophique et historique. En témoignent l'ouvrage fondateur et controversé de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem (publié en 1963), comme L'Ere du témoin, d'Annette Wieviorka (Plon) et Ce qui reste d'Auschwitz de Giorgio Agamben (Rivages), deux livres parus plus récemment. Ils s'interrogent essentiellement sur la Shoah, mais aussi sur des thèmes aussi différents que la nature d'Israël, les régimes de responsabilité et de culpabilité, la nature de la vérité, la mise en spectacle de la vie publique, le travail de mémoire, etc.

L'attente engendrée par le film que Brauman et Sivan ont tiré de leur découverte est à la mesure de l'ampleur émotionnelle et intellectuelle de ces thèmes. Or le moment de la projection se révèle étonnamment pauvre en informations, comme en réflexion et en émotion. Au point que des nombreuses approches que pouvait susciter le film (y compris sur son recours problématique aux images de synthèse) il ne reste que l'interrogation sur les raisons d'une telle déception. Eloge de la désobéissance, le livre publié parallèlement à la sortie du film, fournit l'essentiel des explications.

MONSTRE OU HOMME ORDINAIRE

Rony Brauman et Eyal Sivan y confessent avoir été embarrassés par la masse d'images à laquelle ils étaient confrontés - on les comprend ! Face à cette énigme, ils racontent comment ils ont procédé par réductions successives, méthode légitime si ces « réductions » n'étaient autant de simplifications. Ils aboutissent à l'illustration d'une seule idée. Un film illustrant une seule idée est par définition un mauvais film, qui se retourne contre ses auteurs et contre son sujet. D'autant que l'idée en question est pour le moins simpliste, sinon fausse. Le film s'accommode du postulat du procès, comme l'accusé et l'accusation avant lui : Eichmann serait soit un monstre, comme le prétendait le procureur, soit un homme ordinaire entraîné dans des événements extraordinaires, comme lui-même l'a soutenu.

Le film retourne son argumentation contre l'accusé, plaidant pour une thèse unique : son crime gigantesque s'expliquerait entièrement par le zèle d'un serviteur modèle de l'Etat. Le fait même d'obéir mènerait ainsi à la torture de masse et à l'anéantissement systématique de ses semblables. « Notre homme est de ceux que tout pouvoir rêve d'avoir dans ses rangs » est la première phrase du livre qui, comme le film, minimise le fait qu'Eichmann fut un membre précoce du parti nazi, lieutenant-colonel SS, participant enthousiaste aux exactions antisémites et témoin oculaire de l'extermination. Il fut certes un fonctionnaire efficace, mais le fil logique qui le relierait à un instituteur dévoué ou à un facteur scrupuleux est aussi absurde que la piste du « fauve » sanguinaire décrite par le procureur.

Le titre du livre, Eloge de la désobéissance, désigne ainsi l'inconséquence d'une approche qui se résume à une généralité pseudo-libertaire où manque l'essentiel : ce n'est pas entre l'obéissance et la désobéissance en tant que telles que se joue la tragédie jugée en 1961, mais sur le double terrain du politique (la nature du système qui produit de tels actes) et de l'éthique (qui définit pour chacun ce qu'il peut et ne peut pas faire).

C'était l'un des axes de réflexion de Hannah Arendt, dont Rony Brauman et Eyal Sivan reprennent la formule la plus célèbre, la fameuse « banalité du mal ». Mais c'est pour la réduire à un slogan vague alors que, manifestement consciente de ce que sa formule pouvait avoir d'imprécis et de réducteur, Arendt revenait sur le thème dans l'épilogue de son livre, puis dans le Post-scriptum qu'elle lui adjoignit après l'intense polémique déclenchée par l'ouvrage. Elle mettait clairement en garde contre ceux qui, tels Brauman et Sivan, « veulent à tout prix découvrir l'Eichmann au fond de chacun de nous » et insistait sur le fait qu'un tel acte n'était possible que « sous le couvert d'une loi criminelle et par un Etat criminel. »

Le film une fois réduit à la seule illustration de cette maigre armature intellectuelle - l'éloge de la désobéissance (on rêve à ce qu'un Marcel Ophuls, par exemple, aurait pu faire de pareil matériau) -, qu'est-ce qu'on voit ? La salle du tribunal, des extraits de témoignages et de réquisitoires disjoints, les interventions des juges pour faire éclaircir un point particulier ou faire respecter l'ordre dans la salle. On voit, surtout, très longuement, Adolf Eichmann. Un homme maigre, sérieux, intelligent, combatif, enfermé dans sa cage de verre et qui, avec une grande adresse et beaucoup de courtoisie, se bat pour sauver sa peau. Lui seul, c'est l'un des reproches qu'appellent les choix du film, dispose de temps à l'écran. Et, mécaniquement (malgré, bien entendu, la volonté des auteurs), ce temps travaille pour lui, selon un processus inhérent au cinéma et auquel il est particulièrement regrettable que les réalisateurs ne prennent pas garde.

LE HORS-CHAMP OUBLIÉ

Voué à la seule illustration de son « idée », le film est très laconique sur ce dont il est fondamentalement question : l'extermination systématique de millions d'êtres humains. « Nul ne peut aujourd'hui regarder Eichmann s'exprimer sans avoir immédiatement à l'esprit la terreur dont il fut un des acteurs centraux », écrivent Brauman et Sivan pour justifier l'élision de cet arrière-plan. Mais tout film (quelle que soit la place présumée de ses arrière-plans dans l'imaginaire de son public) exige qu'on construise le hors-champ de ce qu'il montre. Faute de quoi on doit affronter le paradoxe d'avoir fait involontairement d'Eichmann sinon un héros, du moins un personnage nuancé, que le spectateur perçoit davantage en fonction de son comportement durant le procès (le présent du tournage) qu'à la lumière de ce pour quoi il est jugé.

Ces explications pourraient se résumer à ce constat : Rony Brauman et Eyal Sivan ne sont pas cinéastes. La belle affaire, dira-t-on, quand il s'agit d'enjeux si graves ! La question du talent ou de la qualification professionnelle passe au deuxième plan. Le film ne cesse de répondre que ce n'est, hélas, pas vrai, et qu'aussi riches, complexes et tragiques soient les images du procès Eichmann, pratiquement rien de leur potentiel ne peut être réalisé sans réalisateur.

JEAN-MICHEL FRODON