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Adolf Eichmann, criminel moderne by Jeanne Baumberger (Cinéma l’autre rive)

01.04.1999

N’hésitons pas à le dire, Un spécialiste est peut-être le film le plus important qu’on ait fait sur la “mécanique” hitlérienne. C’est d’abord un document historique de première grandeur, Ie seul procès d’un criminel nazi qui ait été intégralement filmé. Mais la n’est pas son intérêt essentiel. Car il y a plus important que l’aspect historique ; c’est la question, éternellement d’actualité, du choix entre la fidélité a sa conscience et l’obéissance aveugle aux règles : à travers le cas Eichmann, - “homme effroyablement ordinaire” comme le dit le co-auteur du film, Rony Brauman - ce film nous renvoie à nous-mêmes, à notre aptitude à dire non aux ordres, à faire, quand notre conscience le juge nécessaire, ce que Thoreau appelait de la “désobéissance civile”.

Pour les gens qui n’ont pas vécu la mise en place du système nazi, il existe une terrible énigme, une question lancinante : comment ont-ils pu faire ça ? Comment ont-ils pu exterminer méthodiquement six millions de personnes ? “C’était des malades et des monstres” : telle est la réponse - confortée par l’hystérie mégalomaniaque d’Hitler ou la folie patente de Goebbels qui vient le plus souvent à l’esprit. Réponse rassurante en un sens : elle fait des nazis des “génies du Mal”, des incarnations du diabolique docteur Mabuse. Et si l’on regarde les documents, l’impression d’"anormalité" persiste. Les criminels jugés à Nuremberg, totalement enfermés dans la dénégation, ou ceux qui racontent à Lanzman leur participation à la Shoah avec aisance et détachement donnent le sentiment d’appartenir à une autre espèce, monstrueuse : ils ont une sorte de "case en moins", celle qu’i précisément fait les êtres humains.

Il en va tout autrement d’Adolf Eichmann dont on sent, à chaque instant du procès de manière insupportable, que c’est un homme, obsessionnel sans doute, mais “comme vous et moi”. Et l’on comprend mieux alors la réflexion d’Hannah Arendt qui affirmait que “sa normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies”, Eichmann est bien un homme, avec ses doutes et ses états d’âme. Il n’a rien d’un fanatique et possède un incontestable fond d’honnêteté. Il confesse les horreurs dont il a été témoin à Auschwitz, et répète - c’est sans doute vrai - que tiraillé par sa conscience, il a demandé plusieurs fois sa mutation. Seulement voilà, la réponse qui lui fut opposée par son supérieur hiérarchique - “En cas de guerre, un bon soldat ne quitte jamais son poste” - lui a donné, si on peut dire, “le courage” de rester, c’est-à-dire d’organiser, en pleine connaissance de cause, les convois qui ont amené des millions de personnes vers les chambres à gaz. Dévoué et méticuleux, Eichmann a pris ses cartes, ses règles à calcul, ses indicateurs Chaix et a trouvé les solutions qu’on attendait de lui. Jamais il n’a songé à déserter, à se faire porter pâle, à faire de la résistance passive, du sabotage en douce. Mais il n’a pas été un instigateur ! lI le dit et le redit au cours du procès : jamais d’initiative personnelle ! Tous les matins, il allait aux ordres. Responsable mais pas coupable : telle est son antienne ! Il n’a été qu’ “un instrument dans les mains de forces supérieures”. Sens aigu du devoir et de la hiérarchie, ignorance au concept même de “désobéissance civile”. On voit le résultat dans un régime devenu criminel. Pris de vertige : on comprend alors comment tournait la machine exterminatrice, comment elle pourrait encore tourner demain, avec vous, avec moi si nous n’y prenons garde : non pas avec des monstres hors du commun, mais grâce à des milliers d’employés routiniers -ouvriers en tout genre, techniciens de tous poils, laborantins, enseignants, dactylos, ingénieurs...- qui, aux postes les plus divers, du haut en bas de la hiérarchie, appliquent simplement les consignes, obéissent aux ordres, expédient les affaires courantes, réalisant collectivement, sans se poser de questions, ce que les auteurs du film appellent “le crime moderne par excellence, le massacre administratif”. Les procès sont par essence toujours spectaculaires, celui-ci l’est d’autant plus que les protagonistes s’affrontent sans merci, bien que le spectateur en connaisse l’épilogue (Eichmann sera condamné à la pendaison et exécuté) il assiste, haletant, aux débats : sous l’œil méticuleux du président Landau, et face à la colère inextinguible du procureur Hausner, l’accusé se défend pied à pied, totalement abandonné par son défenseur. Le prétoire du tribunal de Jérusalem apparaît alors comme une gigantesque scène où se jouerait une de ces tragédies antiques aux exemplaires et troublantes leçons. Plus d’une fois, à l’issue de ce film, on se prend à appeler de ses vœux Antigone, celle qui, au péril de sa Vie, enfreint les lois de la cité pour suivre les lois, supérieures, de sa conscience. Antigone la résistante, celle qui sut dire non, contrairement à Eichmann, sa médiocre et atrocement réelle antithèse.

Jeanne BAUMBERGER



Sortie nationale : 31 mars

Rony Brauman est bien connu du grand public pour avoir été le président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994. Depuis 1998, il est professeur associé a l’université de Paris XII. Il est resté très passionné par les questions politiques et éthiques soulevées par l’aide humanitaire.

Eyal Sivan, le réalisateur, est israélien et dissident. ll a refusé de participer à la guerre du Liban et s’est toujours opposé a un règlement armé de la question palestinienne. Il a quitté Israël en 1985 pour s’installer en France. On lui doit plusieurs documentaires, dont le remarquable Izkor les esclaves de la mémoire, présenté et primé au Festival Vue sur les docs de Marseille, il y a trois ans. Ce travail a été déterminant pour la naissance d’Un spécialiste. C’est en effet en cherchant de la documentation pour ce film (qui donne la parole au philosophe Yeshayaou Leibovitz sur la question de l’instrumentalisation politique de la mémoire et la notion de désobéissance civile) que Sivan a découvert les centaines d’heures d’archives du procès Eichmann. Un fond en très grande partie inédit, conservé en vrac dans des conditions pour le moins aléatoires, Sivan a décidé de réaliser et de produire un film à partir de ces 350 heures d’images. Brauman, qui avait été très marqué par le livre de réflexion d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du Mal, était le partenaire tout indiqué pour mener cette tache a bien. Leur initiative a non seulement permis la naissance d’Un spécialiste, mais également la remasterisation et le répertoriage de la totalité de ce fond, aujourd’hui consultable et utilisable