Rony Brauman, praticien et théoricien de l'action humanitaire, et Eyal Sivan, documentariste engagé, mettent en scène les archives du procès Eichmann. Le livre d'Hannah Arendt est utilisé comme « scénario »
C'était en 1986, et Rony Brauman, président de Médecins sans frontières, affrontait une tragédie de plus, les déplacements forcés de populations en Ethiopie. Travaillé par le doute sur le fonctionnement de ces organisations humanitaires dont il est l'un des animateurs les plus actifs et les plus respectés, il découvre un livre écrit vingt-cinq ans plus tôt par la philosophe américaine Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal (Gallimard réédité dans la collection Folio-histoire). « Le livre m'a fait une énorme impression, il m'a aidé à reformuler notre action d'ONG, à penser les comportements des différents protagonistes des situations dramatiques », dit aujourd'hui Rony Brauman.
C'était début 1995 et Eyal Sivan mettait la main sur un étrange et volumineux trésor. Ce documentariste israélien, connu pour ses documentaires à l'antisionisme virulent, découvrait « à l'abandon, dispersés en vrac à l'Université hébraïque de Jérusalem, dans des caves et jusqu'en dans les toilettes », la totalité de l'enregistrement filmé du procès Eichmann.
A l'époque (1961), la télévision israélienne n'existait pas. On avait commandité le tournage de la totalité des débats à un réalisateur américain inscrit sur liste noire à Hollywood par le maccarthysme, Leo Horwitz. Celui-ci installa quatre caméras vidéo fixes, cachées, utilisant un format aujourd'hui obsolète (le « 2 pouces ») et fonctionnant de manière à ce que chacune s'arrête dès qu'une autre se met en marche : les quelque trois cents heures de procès sont ainsi enregistrées (cas unique, alors, d'un procès d'un dignitaire nazi ainsi intégralement filmé), mais sous un seul angle. Ces images sont mises à disposition des télévisions du monde, lesquelles ne demandent pratiquement que des séquences concernant les témoins (l'un des effets du procès Eichmann fut de contribuer largement à la prise de conscience publique de ce qu'avait été la Shoah).
Le film L'Expert naîtra du croisement entre le questionnement de Rony Brauman et le matériau trouvé par Eyal Sivan, et s'ordonne selon le regard singulier de Hannah Arendt. « Quand le monde contemplait les victimes puis détournait son regard (la plupart des médias ont quitté le tribunal après l'audition des témoins), quand le théâtre judiciaire mis en scène par Ben Gourion cherchait la légitimation de l'Etat israélien, seule Hannah Arendt a regardé le bourreau », explique Rony Brauman. Elle seule a tenté de comprendre cet abîme plus insondable que les pires perversions : la mise en oeuvre méticuleuse et professionnelle de l'horreur absolue par un exécutant qui demeure, en 1961, sans états d'âme. Hannah Arendt a eu de quoi faire : « Eichmann parle énormément, il occupe près du tiers de l'ensemble du procès, il est à la fois l'accusé, un témoin capital et son propre avocat. Le cadre judiciaire lui convient parfaitement, lui qui incarne l'esprit procédurier porté à son paroxysme. »
Rony Brauman et Eyal Sivan choisissent d'adopter le point de vue, mais aussi le ton de Hannah Arendt, « sans pathos », et son regard « chirurgical », dit Rony Brauman à propos de ce texte qui tient à la fois du reportage et de la réflexion, écriture fulgurante d'intelligence et d'irrévérence.
« EICHMANN PARLE ENORMEMENT, IL OCCUPE PRES DU TIERS DE L'ENSEMBLE DU PROCES, IL EST A LA FOIS L'ACCUSE, UN TEMOIN CAPITAL ET SON PROPRE AVOCAT. LE CADRE JUDICIAIRE LUI CONVIEN
L'auteur des Origines du totalitarisme y décrypte les différents mécanismes à l'oeuvre dans le procès. Elle s'interroge sur la manière dont s'est transformé en praticien du génocide, responsable du massacre de millions de personnes, cet homme terne, sans rien de monstrueux, que les psychiatres ont déclaré « normal » « Il est plus normal que je ne lui suis moi-même », dira l'un d'eux. Avec en conclusion cette formule qui fera couler beaucoup d'encre, sur la banalité du mal. « La terrible, l'indicible, l'impensable banalité du mal » sur laquelle Hannah Arendt s'explique dans un post-scriptum publié à la fin du livre.
Au début, le film devait s'appeler Dans la cage de verre, en référence à la situation de l'accusé et pour dire une réflexion sur la transparence et l'opacité, la visibilité et la distance que sa situation inspire aux auteurs. Le nouveau titre, L'Expert, souligne mieux leur objectif : « Mettre en scène un criminel moderne. » « Il faut écouter Eichmann ; c'est un remarquable analyste du fonctionnement du totalitarisme », explique Eyal Sivan. Rony Brauman complète le sens de cette recherche en rappelant que les principales attaques contre Hannah Arendt, lors de la sortie de son livre, avaient porté sur ses interrogations quant aux effets du comportement des « conseils juifs » face aux nazis, soupçonnés par elle d'avoir contribué à l'extermination en croyant en limiter les conséquences : « Sans confondre ce qui ne peut l'être, la manière dont des organisations qui prétendent s'opposer à une tragédie peuvent être instrumentalisées au service de buts opposés reste d'actualité, elle concerne en particulier les ONG [organisations non gouvernementales] », dit l'ancien patron de Médecins sans frontières.
Le projet, comme on pouvait s'y attendre de la part de ses coauteurs impliqués dans l'action contemporaine davantage que dans la recherche sur le passé, n'est donc pas un travail d'archiviste (même s'il a fallu en passer par un long labeur de classement et d'indexage) mais une « création ». Utilisant les images enregistrées comme matériau et le livre d'Arendt comme « scénario », Eyal Sivan et Rony Brauman ont composé ce qu'ils revendiquent comme une mise en scène pour poser une question : « Comment reconnaît-on un Adolf Eichmann ? » Pour ce faire, ils ont modifié la chronologie du déroulement du procès. Après les avoir transférées sur un support stable (qui assure leur conservation), ils ont modifié les images elles-mêmes grâce aux techniques nouvelles de digitalisation.
Ces effets spéciaux permettent de simuler des mouvements de caméra (travellings et panoramiques), de recadrer pour insister sur un détail, d'inscrire dans le même plan des interlocuteurs que les prises de vue distinctes séparaient, de donner du sens à des échanges, à des silences, à des regards qui s'affrontent ou se fuient. Ils aident à mieux définir les « personnages » : Eichmann sans jamais être suspects de bienveillance à son égard, Brauman et Sivan l'appellent couramment « notre héros » et les juges dont un procureur « shakespearien »... L'intervention électronique sur les images permet aussi, élément essentiel dans la dramaturgie conçue par les auteurs du film, de faire se refléter le public sur la cage où est enfermé Eichmann. Ce même public avait été enlevé des plans d'origine pour donner au spectateur le point de vue qu'aurait eu quelqu'un assistant au procès et non celui de la caméra encastrée dans le mur du fond de la grande salle de la Maison du peuple de Jérusalem.
Prenant les devants face aux interrogations que ne manqueront pas de susciter leurs interventions sur des images d'archives, Rony Brauman et Eyal Sivan insistent sur l'absence de tout élément ajouté, à l'exception de la musique (commandée à Jean-Claude Chapuis, spécialiste du glassharmonica, ce qui permet de filer la métaphore du verre). « L'Expert est une fiction comparable à un roman historique qui utilise des données factuelles pour raconter une histoire et proposer une réflexion », explique Eyal Sivan. Ce parti pris pose des problèmes éthiques quant à la manipulation des images, mais aussi des problèmes matériels : la mise en oeuvre des technologies coûte très cher. Le budget du film, d'une durée de deux heures, est de près de 13 millions de francs, ce qui est énorme pour une oeuvre de montage mais peu pour une fiction : il faut donc d'autant plus « faire un film captivant », comme le dit Rony Brauman.
Le projet a suscité le soutien en coproduction de nombreux partenaires à l'exception notable des chaînes françaises et israéliennes. Les télévisions sont des partenaires nécessaires, même s'il s'agit très clairement d'un projet de cinéma. Les coauteurs de L'Expert comptent bien avoir terminé leur film pour le mois d'avril 1998. C'est-à-dire à temps pour le Festival de Cannes.
JEAN-MICHEL FRODON