english
français
contact me

reviews
La boîte de Pandore des images manipulées by Jean-Michel Frodon (Le Monde)

24.09.1997

La technique permet un saut qualitatif dans les puissances du virtuel
 
C'est une boîte de Pandore qu'ont ouverte Rony Brauman et Eyal Sivan avec leur film : leurs interventions sur les images risque de faire « jurisprudence », ouvrant la voie à des manipulations menées par des utilisateurs moins désintéressés que les auteurs de L'Expert, au service de causes autrement problématiques. A cela, Brauman et Sivan répondent qu'ils refusent d'être « naïfs » face à la prétendue objectivité des archives. Ils ont évidemment raison : on sait depuis longtemps qu'il est possible d'utiliser les mêmes données pour nourrir des argumentations divergentes. Est-ce pour autant, comme l'affirme Rony Brauman, que toute l'entreprise serait aussi légitime que « Tolstoï écrivant un roman, Guerre et Paix, plutôt qu'un livre d'histoire à partir des documents sur les guerres napoléoniennes » ?
 
Cette affirmation fait bon marché d'une caractéristique de L'Expert : les archives en question ne sont pas écrites mais filmées, et l'utilisation qui en est faite n'est pas un livre mais un film. Bien sûr, tout le monde sait que l'image ne vaut pas preuve. Des trucages staliniens des photos officielles à la manipulation de Timisoara (puis la guerre du Golfe, Patrick Poivre d'Arvor à Cuba, la voiture de Lady Di sur Internet, etc.), les exemples ne manquent pas de manipulation des images, ni de glose à son sujet. Mais tous ces « trafics » avaient en commun de se dissimuler : les images à prétention documentaire ont toujours appelé une vigilance critique de la part de qui les regarde, précisément face à cette présomption d'innocence de l'enregistrement. S'il n'existe jamais de garantie absolue de vérité, chacun des moyens d'expression ou de représentation fonctionne à l'intérieur de son propre régime de vérité. Ici, celui des images filmées n'est pas clandestinement trahi mais explicitement détruit. Ce qui est beaucoup plus grave.
 
PRINCIPE CONSTITUTIF
 
Un enregistrement, vieille histoire toujours à remettre sur le tapis, n'est jamais « objectif » même la caméra de vidéosurveillance n'est pas aussi objective qu'elle le prétend... Le choix de l'angle et du cadre, du matériau d'enregistrement, de sa sensibilité, oriente le regard et ajoute du sens. Mais ce mécanisme de l'enregistrement est constitutif de la nature même du cinéma, fût-il le plus fictionnel, le plus fantasmagorique (généralement en s'avouant comme tel), dès lors qu'il y a « prise de vues », c'est-à-dire trace, empreinte de quelque chose qui a réellement existé. Et ce mécanisme est régi par des règles éthiques, qui définissent des comportements dignes et indignes vis-à-vis de ce qui est filmé, et vis-à-vis de qui regarde les films.
 
Que, de tout temps, certains aient essayé de tricher avec ces règles, on le sait bien. Qu'aujourd'hui, grâce aux nouvelles techniques digitales, on érige la manipulation des images il ne s'agit pas de l'abus de montage ou du détournement par le commentaire, mais de l'intervention sur la matière même des images et donc de la représentation du monde en principe constitutif d'un film est très différent. D'autant plus 5qu'il s'agit d'images d'archives. D'autant plus que la présence de Rony Brauman prévient de tout soupçon de velléité malsaine. D'autant plus qu'il s'agit des camps d'extermination argument demain imparable : si l'on a pu « déformer » des images évoquant Auschwitz, qui pourra se plaindre d'autres manipulations concernant des thèmes forcément moins graves à l'aune des interrogations morales de ce siècle ?
 
Il n'est d'ailleurs sans doute pas fortuit que ce soit la Shoah qui ait suscité une telle entreprise. La Shoah est au coeur de réflexions toujours actuelles : sur la manière de montrer c'est le débat lancé par Jean-Luc Godard avec son retentissant « travelling, affaire de morale », systématisé par Jacques Rivette puis Serge Daney à partir d'un film situé dans un camp de concentration, Kapo ; sur ce qui est figurable et ce qui ne l'est pas, domaine où Shoah de Claude Lanzmann constitue une avancée décisive. Ces questions, que l'« exceptionnalité » du génocide permet de poser dans toute leur radicalité, concernent la télévision à toutes ses heures de programme comme le cinéma dans tous ses genres.
 
La technique permet ce saut qualitatif dans les puissances du virtuel. Or Auschwitz a représenté une référence essentielle pour penser les effets sociaux et éthiques de la technique « Auschwitz » tel qu'Eichmann en a été un des organisateurs, technicien efficace utilisant les outils dont il disposait. Hannah Arendt, ancienne élève de Heidegger, fut parmi les premières à penser la technique en regard du génocide y compris dans Eichmann à Jérusalem, lorsqu'elle explique qu'il est crucial de ne pas considérer le bourreau comme un « rouage », mais comme un individu.
 
« MACHINE ADMINISTRATIVE »
 
Le numérique, qui indifférencie absolument tout composant (vivant ou mort, concret ou abstrait, pensant ou pas), représente un pas considérable en ce sens, pas du tout étranger à la métaphorique « machine administrative » à laquelle se réfèrent les plaidoiries du tribunal de Jérusalem. Ces questions, en même temps que celles mises en avant par ses auteurs, constituent le caractère à la fois passionnant et paradoxal d'un projet comme L'Expert.
 
JEAN MICHEL FRODON