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Jérusalem(s) by Catherine Humblot (Le Monde)

21.05.1995

Un parti pris pour cette soirée thématique sur la Ville sainte proposée par le réalisateur israélien Eyal Sivan : quatre films d'auteur, à contre-courant
Quoi de plus difficile qu'une soirée sur Jérusalem, en ce moment même, alors que la ville est de nouveau sous les feux de l'actualité, qu'Israël vient de confisquer de nouvelles terres arabes et que se précise le projet de construction du "Grand Jérusalem" avec l'expropriation de Palestiniens ? Pour Eyal Sivan, auteur du remarqué Izkor, les esclaves de la mémoire et d'un long film-entretien avec le philosophe et théologien Yeshayahou Leibovitz, il ne peut être question de proposer un regard classique, une sorte de vision un peu encyclopédique sur la Ville Sainte disputée. Cela a déjà été fait. Et diffusé sur Arte.
Eyal Sivan fait partie de la gauche Israélienne, de celle qui s'est engagée pour la « paix » bien avant les accords d'Oslo et qui n'a jamais trouvé normal d'écraser les droits des Palestiniens au nom des siens. Le nationalisme comme l'extrémisme religieux lui font horreur et pas seulement chez les autres. Sivan est un chercheur, il aime les regards à la première personne, les films un peu expérimentaux, dérangeants. Ses choix vont déranger, c'est sûr, mais les quatre films qu'il a sélectionnés pour cette soirée thématique ne sont pas également convaincants.
UN MUR MENTAL
L'idée de cette soirée remonte à deux ans. Trop ambitieux, trop politique ? Le projet a longtemps traîné suite à des désaccords avec la chaîne franco-allemande. Sivan voulait partager la production entre Palestiniens et Israéliens. Entre-temps, les budgets ont fondu. Sivan a alors réduit la part de production et cherché des inédits, des films déjà réalisés, dans lesquels la ville "est le support d'un discours". "J'al visionné une centaine de documents, explique-t-iI. A la cinémathèque de Jérusalem, dans les archives Spielberg, à la télévision palestinienne, à l'OLP, chez les réalisateurs eux-mêmes".
C'est ainsi qu'il a découvert le court métrage de Danny Nokio Verete : Un mur dans la ville. "Ce film n'a jamais été montré en Israël. Tourné en noir et blanc, en quatre jours, en 1982, financé par son auteur, il montre le mur mental qui existe entre Jérusalem Ouest et Est, les préjugés envers les Arabes." Un discours un peu pédagogique, mais un joli petit film. Sivan a également choisi Urshalaym, rythme d'une cité lointaine, un autre court métrage, réalisé par Dan Geva, "un élève de Nurith Aviv, qui fait partie de la nouvelle école de cinéma".
Mais les deux gros morceaux de la soirée sont constitués par le documentaire d'Eyal Sivan, Jérusalems, le syndrome borderline, et le long métrage de Michel Khleifi, Cantique des pierres. Le premier, métaphore ironique autour d'une ville écrasée par un destin fou autant que par le poids de ses clichés, n'est pas le meilleur film du jeune réalisateur. La critique des extrémismes religieux, l'esthétisme, tournent à vide. Sivan a volontairement pensé la ville en clichés, mais n'y échappe pas. Quelques images fortes pourtant, tel l'aveugle qui déploie une photo de Jérusalem, comme si l'original n'était pas derrière lui, le réel doublant le faux, jeu de miroir cannibale... Il y avait d'autres questions, urgentes pourtant, à soulever à propos de la ville. Sivan en est conscient, mais comment prévoir cette brutale confiscation des terres arabes à Jérusalem ?
Tourné en 1989, le film de Michel Khleifi a gardé tout son impact. Cantique des pierres n'a jamais été distribué en France, comme si une sorte de « censure » empêchait la sortie de ce long métrage de 105 minutes, sélection officielle au Festival de Cannes en 1990, dans la section Un certain regard. Michel Khleifi, Palestinien de nationalité israélienne (il vit depuis 1970 en Belgique), a toujours dérangé. Noce en Galilée, son film le plus connu (qui raconte un mariage dans un village sous occupation israélienne), couvert de prix, a été violemment attaqué par le monde arabe pour son "humanisme idéaliste" et pour son œil sensuel et critique sur la société palestinienne.
Cantique des pierres a été tourné en 1988-1989, dans l'un des moments les plus durs de l'Intifada. Au départ, Khleifi pensait réaliser le portrait de quelques-uns de ces enfants tués par la répression, mais il a très vite senti qu'il n'échapperait pas au "film martyrologe". Il voulait aller plus loin, plonger dans l'Histoire, l'arrière de ce soulèvement, échapper à la langue de bois. Il a imaginé une histoire d'amour. Un homme et une femme, qui s'étaient aimés au début des années 70, se retrouvent après quinze ans de séparation (il a été condamné à la prison à vie pour un acte de résistance, elle a fui aux Etats-Unis). Mêlées à leur dialogue poétique (en arabe classique), les images réelles de l'Intifada : villages détruits au bulldozer, familles décomposées par la mort d'un enfant, blessés qui s'amoncellent à l'hôpital, arrestations...
Le tournage a été difficile, presque un cauchemar. L'assistant de Khleifi a reçu deux balles dans le dos, lui-même s'est retrouvé avec un revolver israélien sur la tempe, et son équipe a dû fuir sous les balles. Cantique des pierres montre le traumatisme palestinien. La caméra est chaude, lumineuse, la réalité dure comme les pierres. Ces pierres que des gosses jettent avant de recevoir une balle dans le ventre. Cantique des pierres a dérangé. Les Israéliens, mais aussi les Palestiniens, à cause de son regard critique sur le culte des martyrs et la situation des femmes. Le mélange de la fiction et du documentaire fonctionne mal (les dialogues, dans la partie fiction, sont emphatiques), mais c'est un film flamme, un film mémoire qui transporte des images terribles et inoubliables.