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Jérusalem now by Jacques Mandelbaum (Tribune Juive)

18.05.1995

En confiant à Eyal Sivan la compositIon d'une soirée thématique sur Jérusalem, nul doute qu'ARTE — qu'on a connu plus circonspecte dans son traitement de la question israélo-palestinienne — a fait le choix du non-conformisme. Au final, un tableau désespérément univoque.
Eyal Sivan est un jeune réalisateur Israélien dont la première œuvre — Aqabat Jaber (1987) — marquait déjà fortement sa désolidarisation d'avec la politique de l'Etat israélien. Qu'on trouve dans toute société des gens pour ranger semblable attitude sous la rubrique "félonie" laisse supposer ce qu'il peut en être chez un peuple non seulement en état de guerre permanente mais dont l'union (réelle ou fantasmée) fut encore un des gages séculaires de sa préservation en tant que tel. En 1990, Sivan poursuivait sa réflexion — d'aucuns diraient son travail de sape — avec le fameux Izkor, les esclaves de la mémoire, passionnant démontage du système éducatif Israélien mis au service de l'Idéologie sioniste. Grâce à quoi il ajoutait à ses propres contempteurs ceux du philosophe Yeshayahou Leibovitz, autre Cassandre national s'il en fut.
Il nous offre aujourd'hui, en véritable morceau de bravoure de la soirée, ce Jerusalems, le syndrome Borderline. Disons-le d'emblée : ce n'est pas avec ce docu-fiction, qu'Eyal Sivan arrangera son cas. A mi-chemin entre le document et le récit d'imagination, ce film étrange et laconique oscille entre délire poétique et exutoire personnel. C'est dire qu'on chercherait à tort ici une quelconque volonté de rendu objectif. Placée d'emblée sous le signe de ce que les psychiatres du début du siècle appelaient "la fièvre hiérosoIymitaine" — soit un délire mystique qui atteint aujourd'hui encore ses visiteurs à raison d'une centaine par an — la Jérusalem de Sivan est l'objet d'une quête, sinon elle-même insane, du moins intensément profanatrice. En raison sans doute du singulier kaléidoscope à travers lequel Sivan nous la restitue, qui voit défiler les images d'enfants de Mea Shéarim crachant sur les caméras, de body-builders en action, de processions fiévreuses, de vivats en faveur de Baruch Goldstein, de lèvres de pèlerins dévotieusement plaquées contre murs et pierres, ou de monceaux de viande dépecés au son de la cantilation biblique rappelant l'Epreuve d'Abraham. Une Jérusalem où le religieux se dévoie en politique, où l'idolâtrie suinte de l'adoration, où le sacré s'avilit en commerce. Trop pure Jérusalem, ou pur fantasme ? Déflorée par tous ceux qui l'accaparent d'une passion exclusive, insoucieuse des souffrances qui s'infligent en son nom, la ville s'incarne (logiquement) en une prostituée avec laquelle la voix off du réalisateur se met à dialoguer. Telle que dans les imprécations prophétiques, "la ville fidèle est devenue putain". Et cette grosse catin alanguie, outrageusement fardée, les seins recouverts d'une peinture dorée, dit : "J'ai été violée dix-huit fois. Je donne de l'amour mais n'en reçois point en retour". La crudité du regard d'Eyal Sivan en fera frémir plus d'un. Son portrait d'amour et de haine, entre attraction et répulsion, vaut pourtant le détour, ne serait-ce que parce qu'il prend la liberté de s'ériger contre le cliché spirituellement correct de "la ville sainte", occupant en maître les consciences. Mais si l'ambiguïté sert le projet artistique, si on en admet les clairs-obscurs au nom de la nécessaire embardée esthétique, il n'en va pas de même quant aux présupposés ou aux conséquences idéologiques qu'il recèle. Or si l'audace du film d'Eyal Sivan muselle l'éventuelle suspicion qu'on pourrait entretenir à ce sujet, le reste du programme qu'il nous propose transforme cette soirée "Jérusalem" en une entité plus délibérément malsaine. On ne visera pas tant ici les deux intéressants (mais également orientés) courts-métrages israéliens que ce Cantique des pierres (1990), long-métrage du palestinien Michel Khleifi. Le réalisateur de Noces en Galilée nous offre ici — sur le canevas d'un amour entre un homme et une femme — une sorte de manifeste poético-politique sur le thème de l'exil qui s'avère un acte d'accusation particulièrement venimeux à l'égard d'Israël. Tout y passe, depuis la dénonciation d'un Etat tueur d'enfants jusqu'à cette vertueuse apostrophe : "Tu verras ce que font les fils des victimes des nazis à Gaza" En bref, à l'heure où beaucoup de gens s'évertuent déjà à pourrir le processus de paix, on peut dire sans crainte d'exagérer que la  "vision personnelle" qui émane de cette soirée, par son caractère irresponsablement univoque, sera comme un peu d'huile supplémentaire sur le feu.