english
français
contact me

press
Une métaphore sur Israël by Jean-Claude Rouy (Le Monde)

10.11.1991

En pleine guerre du Golfe, Eyal Sivan, réalisateur israélien résidant en France, décide de tourner un film sur la vie quotidienne en Israël. Il en rapporte Israland, une métaphore surréaliste sans concessions.
Février 1991. Depuis presque un mois, la guerre du Golfe s’est installée. Chaque soir, les journaux télévisés du monde entier relatent les attaques des missiles Scud et les ripostes des batteries de fusées Patriot. Eyal Sivan, un jeune réalisateur israélien qui réside en France depuis 1986 (1), propose à FR 3 de tourner un film sur la vie quotidienne en Israël, dans lequel il essaiera de saisir la réalité des relations entre Israéliens et Palestiniens. Après l’ouverture de la conférence de paix de Madrid, Israland (2) est incontestablement un document d’actualité.
Prégénérique. Quelques images pour rappeler l’ambiance. Un soir, à Jérusalem, alerte aux missiles. Le rituel est bien établi : dès que les sirènes retentissent, les habitants s’enferment dans une pièce étanche, un masque à gaz sur le visage ou à portée de la main. Au petit jour, dans les territoires occupés, à la levée du couvre-feu, un minibus entame sa tournée de ramassage des ouvriers palestiniens. Barrage militaire, contrôles d’identité. La routine...
Début du film. A une dizaine de kilomètres de Tel-Aviv, des ouvriers achèvent la construction de vastes coquilles en béton. Dans quelques mois, le projet, connu sous le nom provisoire d’Israland, deviendra un parc de loisirs à l’américaine. Israéliens et Palestiniens s’y côtoient. Dans ce microcosme totalement hors du temps - conflit ou non, le chantier continue - on rencontre un gardien de nuit, un architecte, un conducteur d’engins, des ouvriers, un contremaître... réunis en ce lieu du seul fait qu’Ils appartiennent à la corporation du bâtiment.
Ils travaillent ensemble, mais ne se voient pas. Les uns écoutent la radio israélienne, les autres celle d’Amman. A l’heure de la pause, ils se regroupent, chacun de son côté. La guerre, ils préfèrent ne pas en parler. A l’exception de Joseph, le gardien de nuit, qui murmure : “Il y a des accidents, plus qu’avec la guerre. Nous on n’a pas peur.” Sur le chantier, les propos restent feutrés, hormis ceux du contremaître, haineux : “Quand on tourne le dos à un Arabe, on risque de se faire poignarder. On manque d’ouvriers, alors on les embauche, mais ils travaillent salement, n’ont aucune motivation.”
Quand Ils recevront Eyal Sivan chez eux, ils seront plus diserts. Avi, le conducteur d’engins israélien, dit : “Je n’ai rien à faire avec les ouvriers du chantier, on n’a rien de commun”, avant d’ajouter : “J’ai compris qu’il faut tout faire pour notre pays. Nous allons le construire nous-mêmes, sans les Arabes, avec notre travail, pas le leur.”
Abou Khadit et Abou Ramzi, deux ouvriers palestiniens, seront filmés dans une maison des territoires occupés, pendant le couvre-feu. Devant eux, au premier plan, une soupière dont les anses représentent deux colombes. Ils racontent leur condition : levés à 4h30, Ils rentrent le soir après le couvre-feu, avec l’angoisse qu’il ait pu arriver quelque chose à leurs enfants. On ne peut pas continuer à vivre ainsi, disent-ils d’une même voix : “L’Etat doit assurer l’égalité. Il ne doit pas pratiquer la discrimination... L’ouvrier israélien ne peut rien pour moi, car on est dans le même bain, lui aussi doit gagner sa vie, et ce n’est donc pas à lui de défendre mes droits.”
Mais c’est sans doute l’architecte, Gershom, un Allemand converti au judaïsme, qui définit le mieux la situation. Ancien soixante-huitard, il est devenu Israélien par idéalisme, mais il semble bien qu’il ait déchanté. “Ce pays tout entier n’est qu’un vaste Luna-Park, accuse-t-il, tant qu’on continuera à déconner, à vouloir imiter l’Amérique, tant qu’on ne fera aucun effort pour s’intégrer au Moyen-Orient, ce sera la catastrophe.”
Le parc de loisirs a ouvert ses portes après la guerre. Il s’appelle Superland. Quant au promoteur, un millionnaire d’origine géorgienne qui rêvait de construire “un paradis sur terre”, il vient de se donner la mort dans des conditions mystérieuses.