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À propos d'Izkor, les esclaves de la mémoire by Antoine Perraud (Télérama)

23.03.1991

Au mois d'avril, en Israël, "trois mille six cent fois par heure, la seconde chuchote : souviens-toi." (Baudelaire). Souviens-toi, se dit "Izkor" en hébreu. Ce mot résonne à n'en plus finir à l'occasion de quatre célébrations fondamentales tombant en bloc : la Pâque, puis le jour de la Shoah et de l'Héroïsme (en souvenir de l'holocauste), puis le jour du souvenir des soldats morts en combattant pour Israël et enfin le fête de l'Indépendance.
La mémoire est une marâtre, pour le réalisateur, Eyal Sivan, qui en a soupé, dans sa jeunesse passée sur place, de ces incessantes antiennes sur le sionisme, le civisme, l'extermination nazie, la Bible... Alors il nous livre le spectacle d'une génération qui serait, du berceau à l'armée, livrée à des institutrices hurlantes et à des officiers mystiques. Le rituel envahissant tourne à la scie, les fêtes religieuses s'abattent comme des parenthèses de fer impossibles à refermer. Pris dans un tourbillon narcissique et morbide, les Israéliens seraient incapables de réfléchir sur eux-mêmes à cause d'une mémoire devenue paravent. Au lieu de se penser, ils pansent leurs plaies-- Ce film donne l'image d'un troupeau exalté, qui semble expérimenter le plus court chemin entre le Capitole et la roche Tarpéienne...
A l'appui de cette thèse, des scènes terribles, tournées sur le mode des reportages consacrés à la Corée du Nord. Dans les salles de classe, tout n'est, selon Eyal Sivan, que propagande, bourrage de crâne, lavage de cerveau. Une enseignante monomaniaque dessine un triangle parfait à ses yeux : un peuple, une Torah, un Etat. En contrepoint, un très vieux professeur (qui met d'autant plus mal à l'aise que, sage d'aspect, il assume à la place du réalisateur la révolte fougueuse et maladroite propre aux adolescents...), Yeshayahou Leibovitz, enrage, sur le thème : nous nous souvenons de ce qu'on nous a fait subir et cela nous absout de tout. Nous pouvons donc tuer des Arabes dans des camps. Et il va jusqu'à esquisser (proférer ?) une comparaison entre l'Allemagne nazie et "Etat d'Israël d'après la guerre des Six Jours. Tous ceux qui restent paralysés, en silence, par la plaie béante de la Shoah, garderont l'insupportable impression d'avoir vu défiler des grossistes de l'holocauste : des cadres sionistes qui gèrent la mémoire comme un étouffant fond de commerce. Ce douloureux, grand, très grand documentaire ( "circonstance aggravante", fustigera-t-on), qui fui primé au récent Festival international de programmes audiovisuels (Fipa), laisse seul et anéanti, avec la conscience qui bat la chamade.
Antoine Perraud
Pas de débat (comme initialement prévu) à la suite de ce film, diffusé à une heure scandaleusement tardive, mais une présentation circonstanciée par le professeur Alfred Grosser.