Si l’âme humaine aime le jour, il lui arrive aussi d’aimer la nuit avec ardeur.
Face au Mal l’homme est nu, Aussi s’est-il, depuis toujours, efforcé de nier l’innommable et d’en faire une pathologie de l’histoire ou de l’âme ou d’en disqualifier les manifestations au nom d’un idéal qui, pourtant est démenti chaque jour.
Car si l’âme humaine aime le jour, et c’est bien là le principal enseignement de ces dernières décennies - il lui arrive aussi d’aimer la nuit avec ardeur. Il existe des sacrements du Mal comme il existe des sacrements du Bien. Nous ignorons parfois qu’à nos côtés les gens parlent, rient, aiment, mais ont des vies qui se déroulent dans un monde insoupçonné, plein de cavernes, d’ombres et d’habitants crépusculaires. Telle est bien l’énigme posée par "Un spéclaliste".
"Je voulais m’exposer, non aux actions elles-mêmes, qui sont après tout connues, mais à celui qui fait le mal", écrit Hannah Arendt avant de se rendre au procès. Avec ce film, Rony Brauman et Eyal Sivan ont voulu mettre le spectateur dans cette situation.
Le risque de ce parti pris a été souvent commenté. La mise en avant d’Eichmann comme, personnage principal ne risque-t-elle pas d’induire chez le spectateur un sentiment d’identification et de compréhension envers celui qui s’explique et se justifie longuement ? "Cet homme qui nous raconte son travail, nous parle de ses joies et des peines, ressemble en effet à tout le monde" reconnaissent Brauman et Sivan.
Ce "ressemble à tout le monde" n’est rien d’autre que la constatation d’une vérité essentielle, plus illuminante que claire, plus éprouvante que pacifiante, mais qui ne tolère pas le doute, et dont on s’aperçoit assez vite qu’elle est le support d’une civilisation, d’une métaphysique, d’une religion. Les nôtres. Même s’il ruisselle du sang innocent, même s’iI s’est conduit de la manière la plus atrocement abjecte, et quel que soit le sort que lui réservent les lois, l’assassin est toujours, "l’un d’entre nous". Evidence et mystère de notre nature ou de notre condition, les deux mots ici s’équivalent.
Dégoût et horreur
Or, dans l’état actuel de l’opinion, un tel discours qui est, en son fond, l’attestation qu’il ’existe une transcendance risque d’apparaître au plus grand nombre comme un sacrilège parce qu’elle maintient entre le criminel et les autres, c’est-à-dire la société. une sorte de communauté que, dans un élan de dégoût et d’horreur aisément explicable, chacun et tous s’efforcent de rompre. Nos regards s’attachent ainsi à cette paroi de verre qui nous sépare de lui.
Là est, en effet, le noeud de ce film. Considérer le criminel comme un homme est au contraire la seule manière de poser la question avec la rigueur requise en une matière qui "n’est pas seulement de conscience, comme l’écrivaIt Etienne Borne, mais aussi de métaphysique et de religion".
L’appareil de la justice, la référence à un code déjà établi, le débat contradictoire et public, le respect des droits de la défense, toute cette lente et précautionneuse légalité. Bref, tout ce qui se présente ici à nous ne serait que la plus dérisoire des comédies si elle ne signifiait que l’assassin, quelque crime qu’il ait commis, reste "l’un d’entre nous". "Le plus hideux des hommes" comme le dit Nietzsche, reste un homme.
C’est dans cet esprit que Primo Levi, dans sa préface aux mémoires de Rudolf Höss (le premier commandant d’Autschwitz), invite le lecteur à découvrir un itinéraire humain tout a fait exemplaire et tient cette autobiographie pour "un des livres, les plus instructifs qui aient jamais été publiés". C’est dans cet esprit qu’ont travaillé Rony Brauman et Eyal Sivan en reprenant ce matériau audiovisuel exceptionnel constitué lors du procès Eichmann. Jamais on a serré de si près cette "banalité du mal".
Et dès lors, on peut, à partir de ce film, penser le Mal lorsqu’il se présente sous des formes d’autant plus troublantes qu’elles sont déguisées et énigmatiques, Dès lors, on comprend mieux que la restauration des disciplines et le recours aux sanctions, si utiles soient-elles, ne sauraient guérir le mal d’une civilisation où toutes choses conspirent à empêcher les hommes de rencontrer leur propre vérité.
Joseph MACE-SCARON.
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“Ce mal trop humain”
A propos de Rony Brauman et Eyal Sivan sur Eichmann, “Un spécialiste”
Evoquer la figure de ce criminel nazi jugé en 1961, n’est pas seulement revenir sur le mal qui serait unique et passé, mais réfléchir sur le monde présent.
Un spécialiste est un essai philosophique qui montre à l’évidence que le cinéma peut être aussi un outil de la réfIexion et pas seulement un véhicule d’émotions. Plus qu’à un devoir de mémoire, c’est à un devoir de pensée que nous appellent les auteurs Rony Brauman et Eyal Sivan qui veulent sortir de l’opposition affective boureau/victime pour nous conduire à considérer ce qu’Hannah Arendt a appelé “la banalité du mal”.
Leur rigueur sans concession contraste avec ce que l’on pourrait désigner comme la folie Benigni. Le succès sentimental de La vie est belle, l’exubérant triomphe de son auteur la semaine dernière aux oscars repose uniquement sur l’émotion, avec ses richesses ses outrances, ses dérives, sa confusion. Brauman et Sivan, eux, revendiquent le plein exercice de l’intelligence pour révéler les structures profondes dans l’esprit humain et dans les sociétés modernes. L’actualité politique et culturelle immédiate apporte une ample matière : Brauman s’interroge aujourd’hui sur “l’habillage humanitaire du financement de la guérilla au Soudan”.
Dans un tout autre domaine, deux films 8 mm de JoeI Schumacher et The Lost Son de Chris Mengès (sortie le 21 avril) posent, eux, la question de l’exploitation sexuelle des mineurs, un mal industriel et clandestin dans lequel les enfants ne sont plus que des marchandises au profit de personnes pour la plupart “honorables".
Au théâtre, la mise en scène de Bernard Sobel de la tragédie de Marlowe Le Juif de Malte, pose avec acuité la question de la réplique à la violence. Rony Brauman et Eyal Sivan citent Emerson : “Un honnête homme ne doit pas obéir trop bien à la loi”. Mais “quand l’évènement politique est réduit à un fait divers pathétique, la pitié paraIyse la pensée, l’aspiration à la justice se dégrade en consolation humanitaire”. Ce ne sont pas les postures de la morale et les effusions du sentiment qui peuvent aider à décider. “Voir, penser, c’est un acte. Ne pas agir aussi. On est dans une culture qui pense que l’on ne s’accompIit que dans l’action. Or, parfois il vaut mieux se retirer.” (1)
H. et M.-N. T.
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“L’incapacité à penser l’autre”
Dans Un spécialiste Rony Brauman et Eyal Sivan brossent le portrait d’Adolf Eichmann, "criminel moderne" à partir des archives de son procès qui eut lieu à Jérusalem en 1961. Une heure trente sans commentaire face à un homme qui nous pose directement la question de la soumission au mal.
LE FIGARO : - Qu’est ce qui vous a déterminés à vous intéresser au procès Eichmann ?
Rony BRAUMAN : - C’est l’action humanitaire qui m’a conduit à Eichmann. En 1983-1984, lors de la grande famine d’Ethiopie, un élan de soIidarité très puissant a poussé des milliers de volontaires à aider les victimes. Le gouvernement du pays profita de ces mouvements pour déclencher un déplacement forcé des populations. Les miliciens du parti du travail conduisaient les gens vers des nouvelles zones de peuplement. C’était une grande opération de chirurgie sociale orchestrée par Mengiste, le Staline éthiopien. Les organisations humanitaires jouaient un rôle dans ce dispositif en attirant dans des lieux précis les populations qu’on pouvait ensuite plus facilement déporter. Comme cette question me travaillait, un ami m’a conseillé de lire, pour m’éclairer, le livre d’Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem (1) qu’elle sous-titre Rapport sur la banalité du mal, et dans lequel deux thèmes m’ont frappé : celui du travailleur zélé et celui du rôle des conseils juifs qui furent les relais administratifs de "la solution finale."
Eyal SIVAN : - Pour ma part, c’est en visionnant des archives pour un autre film, consacré à Yeshayahou Leibovitz qu’il m’avait été donné de travailler sur une partie résiduelle des images du procès Eichmann. Pour Leibovitz, la figure d’Eichmann est synonyme d’obéissance, au sens de rouage d’un ordre légal, C’est la question de la soumission qui me paraît essentielle et celle que pose la désobéissance en Israël. Lors de la guerre du Liban, en 82, il y avait eu des mouvements sporadiques dans l’armée ; en 87-88, Iors de l’lntifada, ce fut la désobéissance des territoires occupés. Leibovitz s’appuyait sur la fonction symbolique du cas Eichmann pour demander : qu’est ce qu’un cadre légal ?
- Avez-vous immédiatement su quelle forme prendrait votre film ?
R. B. : - Ma première idée était d’adapter à l’écran le Iivre d’Hannah Arendt. Nous avions même envisagé une présence en caméra subjective. Nous aurions suivi Hannah Arendt du New Yorker à Jérusalem, expliquant pourquoi elle partait, nous avions envisagé un commentaire.
E. S. : - Mais au fur et à mesure que nous visionnions les archives, nous avons compris qu’il fallait éclater la chronologie du procès et travailler sur le sens à partir de cette seule matière première que constituent ces heures d’archives. Nous avons procédé par réductions successives, pour nous concentrer sur le portrait d’Eichmann, sans apport extérieur. Mais tout le film est “informé” du livre et de la réflexion d’Hannah Arendt.
- Avez-vous eu accès à ces archives facilement ?
R. B. : - Non, et puis dès que notre projet a été connu, nous avons essuyé de vifs reproches et dans Le Monde, Jean-MicheI Frodon nous a mis en garde : nous ouvrions “la boîte de Pandore des images manipulées.” C’était quelque chose de l’ordre de la profanation. Une telle idée suppose qu’on attribue à l’image un statut de vérité. Nous n’y souscrivons pas : Ies images sont des créations des hommes qui ne sont pas à prendre pour argent comptant. Elles n’ont que le statut qu’on leur donne et il s’agit seulement d’indiquer seIon quels critères et quelles méthodes on en a fait usage.
E.S. : - La vraie question, pour nous, c’était le pouvoir “rédempteur” de l’image. On s’attend à un monstre et on tombe sur un homme. On l’écoute, on le suit, Eichmann s’humanise. Mais, à partir de ce sentiment de compréhension, nous avons veillé à ce que le fil du sens soit toujours le plus fort : les juges, les témoins, sont présents. Comme ce que nous pourrions désigner comme le hors-champs : c’est-à-dire ce que l’on sait...
- On a beau savoir, on écoute un homme qui résonne, se défend. N’y a-t-il pas un risque ?
R. B. : - C’est pourquoi nous montrons la méthode. On voit les ciseaux, le montage, et le choix des séquences n’obéit qu’au sens. C’est une fausse “matière brute”.
E. S. : - On a voulu cette proximité physique pour ramener Eichmann dans le monde. Une reconstitution scénarisée aurait perdu le côté “Il est là ; c’est lui”.
R. B. : - Ce qui revient à nous obliger à penser face à Eichmann. Grâce à sa présence humaine, on se confronte à sa non-pensée.
- Cette non-pensée n’est-elle pas une incapacité à penser l’autre, à se mettre à la place de l’autre ?
R. B. : - L’incapacité à penser l’autre est le sujet du film. Eichmann est barricadé dans son discours administratif. II ne parle que de travail correctement accompli, d’organisation. De ce point de vue-là, et uniquement de ce point de vue-là, c’est un barbare. Un barbare, mais un moderne : ce type de fonctionnement est celui des sociétés modernes. On s’y cache derrière l’autorité scientifique, politique, ainsi que Michel Foucault, l’analysait dans L’Etat disciplinaire. Dans le même, temps, et ce n’est pas contradictoire, on exalte l’individualisme...
E. S. : - Le film n’est pas une critique de cette modernité, mais une mise en Iumière de cet aspect terrifiant.
- L’autre question de votre film pourrait être : qu’est-ce que l’obéissance ?
R. B. : - On retrouve la réflexion d’Hannah Arendt. Elle souligne que la notion d’obéissance ne vaut pas pour les adultes : eux, ils adhèrent. Ils peuvent désobéir. Et Ce n’est pas pour rien que nous avons intitulé le livre qui paraît en même temps que sort le film EIoge de la désobéissance (2). Dans le cas d’Eichmann, toute sa défense repose sur la réitération d’une affirmation : le serment, la loyauté à un ordre accepté, la soumission à une hiérarchie.
- Il va même plus loin, Iorsque, répondant à une question du juge Halevi sur le courage civil qui aurait pu tout changer, il répond : “Bien sûr, si le courage civil avait été structuré hiérarchiquement”...
E. S. - Il est au bout de sa logique. C’est une façon d’éviter toute pensée que d’en appeler à l’ordre lorsqu’iI aurait fallu se dresser contre l’ordre, la légalité du crime.
R. B. : - Il n’emploie jamais les mots justes, il parle de transport, de transfert, de déplacement. Exactement comme aujourd’hui on parle de catastrophe humanitaire au Kosovo.
E. S. : - Exactement comme en Israël, on ne parle plus de territoires occupés mais de processus de paix.
Propos recueillis par Armelle HELIOT et Marie-Noëlle TRANCHANT.
(1) Editions Gallimard, 1966. (2) Editions le Pommier, collection "Manifestes", 1999.