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Ce n’est pas un engagement, être pour la paix. Interview by Janina Strötgen [Tageblatt Luxembourg]

20.06.2008

Eyal Sivan est invité à Luxembourg par le Comité pour une paix juste aux Proche-Orient, qui, à l’occasion du 60e anniversaire de la naissance de l’Etat israélien, a organisé des soirées cinéma. Eyal Sivan est connu pour sa radicalité, son non-conformisme et sa défense perpétuelle de l’égalité.

Tageblatt: Cette année Israël fête les 60 ans de son Etat, en même temps cette date signifie pour les Palestiniens 60 ans de „Naqba“, donc la „catastrophe“. Que signifie cette date pour vous?
Eyal Sivan: „C’est un moment triste. En étant l’Israélien que je suis, je me dit, qu’on n’a toujours pas pris de responsabilité sur la Naqba, donc sur le nettoyage ethnique de la Palestine. Notre société est une société instable qui s’est construite sur la négation. Prendre de la responsabilité c’est reconnaître d’abord. La question sur un Etat ou deux est secondaire. C’est du management. La vraie question est la question de la mémoire commune, reconnaître que nous avons une responsabilité dans les malheurs palestiniens. Le malheur palestinien est notre malheur.“

„T“: L’expulsion et le déracinement sont des sujets clés dans vos films. Quelque part vous êtes aussi un déraciné. A 20 ans, vous avez choisi de quitter Israël et d’immigrer en France. Pourquoi?
E.S.: „D’abord, je l’ai choisi, je n’étais pas expulsé, j’ai choisi mon exil. En plus, je suis parti d’Israël en 1985, mais Israël n’est jamais parti de moi. Je ne suis pas détaché. C’est un déplacement géographique, mais ce n’est pas un déplacement mental. Ma décision était personnelle et non un acte politique. En même temps,
ce qui est devenu politique est le fait de pouvoir avoir des perspectives sur Israël-Palestine de l’extérieur, car je ne vis pas sous la pression quotidienne.“

„T“: Et comment traduisez-vous ces perspectives en images?
E.S.: „Premièrement je les traduis en projets cinématographiques. Depuis mon premier film ’Aqabat jaber: Vie de passage’ j’ai fait toute une série de films qui essayent de décliner différentes questions autour de ce territoire. Mais en même temps ce territoire est un laboratoire. Le conflit israélo- palestinien cristallise quelque chose qui est beaucoup plus large. Ce n’est pas par hasard, que c’est un conflit international,
un conflit qui porte en lui de la mythologie, de la mémoire. Donc mes films parlent de la nature même de l’idée de l’exil.“

„T“: Et pourquoi choisissez-vous le documentaire comme moyen d’expression?
E.S.: „Je n’ai jamais vu un couple s’embrasser dans le cinéma d’une façon si belle que je le vois dans la vie. Je considère que le réel dépasse la fiction.“

„T“: Donc vous prétendez montrer la vérité?
E.S.: „Non, le documentaire et la vérité, ce n’est pas la même chose: la fiction est une mise en scène de la réalité et le documentaire est une mise en scène avec la réalité. La vérité est l’accumulation des points de vue sur la réalité. Ce que je fais est montrer mon point de vue sur la réalité.“

„T“: Plus précisément, comment travaillez-vous pour montrer votre point de vue dans vos deux films sur les camps de réfugiés?
E.S.: „D’abord, ce sont des films en arabe, dans lesquels les réfugies palestiniens parlent. Je ne parle pas a leur place. Il n’y a pas de commentaire. Ils sont dans un statut de témoin. Un réfugié de tout pays peut les comprendre et s’y identifier. De ma part il y a une tentative d’humaniser, je désenclave les Palestiniens
d’un titre. Je montre des gens avec une histoire, avec un village, avec un passé, avec des amours.“

„T“: En tant qu’artiste, vous vous identifiez avec les artistes qui habitent en Israël et qui s’engagent également pour une paix juste?
E.S.: „Non, je ne m’identifie pas à eux pour une simple raison: leur succès a l’étranger a une raison, ils se prennent pour des Européens, ils sont laïques, démocrates, libéraux, gentils. Je ne suis pas tout ça. Et ce qui concerne les trois mousquetaires Amos Oz, Abraham B. Jehoshua et David Grossman, ce sont plutôt des écrivains talentueux, mais en même temps ils sont sionistes. Ils considèrent que le conflit israélo-palestinien commence en 1967 et ils sont pour la paix. Etre pour la paix ce n’est pas une position politique.
C’est comme dire je suis contre les génocides ou la torture. Hannah Arendt appelle cela les ’clichés euphorisants’. Ce n’est pas un engagement, être pour la paix. Ils ont jamais pris de risque.
’La paix maintenant’ c’est un mouvement hégémonique, avec lequel ils veulent être acceptés en Europe.“

„T“: Vous vous trouvez un peu seul, non?
E.S.: „Oui, je me trouve seul. Et oui, j’ai des moments de grandes dépressions. Je ne comprends pas pourquoi ce n’est pas moi qui ai de la reconnaissance. Et puis je me regarde dans la glace et me dis, c’est parce que tu vas de travers. Je ne veux pas faire de l’entertainment, je veux déranger.“

„T“: Vous avez réussi. Maintenant vous êtes même fâché avec la France et vous avez
déménagé à Londres ...
E.S.: „En France on a le droit d’insulter les musulmans et les Arabes, d’ailleurs comme dans
beaucoup d’endroits en Europe, mais on a pas le droit de dire quoi que ce soit contre les juifs. Voilà.
C’est si simple que ça. Depuis que nous habitons de l’autre coté de la Méditerranée, on est accepté
comme des Européens, tant qu’on était en Europe, on n’était pas accepté.“

„T“: Vous vous référez au procès qui était mené contre vous?
E.S.: „C’est moi qui ai fait un procès pour diffamation à Alain Finkielkraut suite a un film que j’ai fait il y a quatre ans avec le réalisateur palestinien Michel Khleifi. (’Route 181’). Alain Finkielkraut m’a insulté, m’a diffamé, m’a traité d’antisémite, de raciste, de nazi. Mais en effet, vous avez raison à cause des structures sociales françaises, ce procès s’est tourné contre moi.“

„T“: Vous avez perdu votre procès et vous êtes parti à Londres?
E.S.: „Oui, Alain Finkielkraut a mobilisé la grande batterie, Eli Barnavi, ambassadeur d’Ariel Sharon en France, Claude Lanzmann et Bernard-Henri Levy ont témoigné contre moi. Vous savez, les Français ont tué le roi, mais ils n’ont pas aboli la cour. A Londres, je suis respecté, je peux travailler à l’université d’East London et je travaille sur de grandes archives de témoignages des soldats israéliens qui ont participé à la guerre de 48. J’essaye d’articuler une histoire commune des Palestiniens et des Israéliens.“

„T“: „Donc vous cherchez à travers l’art la solution du conflit?“
E.S: „D’abord il faut déterminer ce que c’est le conflit. A la suite de la Deuxième Guerre mondiale
et des génocides européens, les Nations unies, donc la communauté internationale, ont décidé de résoudre la question juive en attribuant la terre arabe aux juifs. A partir de là, il y a une société israélienne qui s’est constituée sur place. La solution du conflit passe par une décolonisation. Cela ne veut pas dire que les Israéliens partent, pas du tout même. Je parle d’une décolonisation mentale. Le colonialisme est fondé sur la non-égalité. Il y a un dominé et un dominant. Donc je pense que la solution du conflit passe par l’égalité en tenant compte qu’il y a une conscience nationale juif-israélienne et une conscience nationale arabo-palestinienne. La solution passe par le terme du bi-nationalisme. Il faut penser bi-national, en termes d’égalité.“

„T“: D’accord. C’est très beau. Mais la solution géographique elle se trouve où dans tout cela?
E.S.: „Il n y a pas Israël et la Palestine aujourd’hui. Il y a un Etat Israël-Palestine. Pour les uns c’est Erez Israël et pour les autres c’est la terre de Palestine. Or, il y a un Etat aujourd’hui qui domine
tout ce territoire qui va de la rive du Jourdain jusqu’à la mer. Je suis pour la transformation de cet Etat en un Etat démocratique.“

„T“: Donc vous voyez les députés palestiniens dans la Knesset?
E.S.: „Ou deux chambres, une chambre arabo-palestinienne et une chambre juive-israélienne avec une chambre disons sénatoriale qui doit donner son accord. Oui. Car cette vision de deux Etats est en train de suspendre toute solution. C’est comme deux personnes qui sont assises autour d’un gâteau. Il y en a un qui est en train de le manger, alors qu’en même temps ils négocient comment le partager. Voilà les négociations. Donc un moment donné le gâteau sera bouffé. On n’aura plus rien à partager. A chaque fois qu’on vient de négocier aujourd’hui on négocie sur quelques chose qui n’a plus de réalité, c’est un crime commis non pas seulement par les Israéliens, mais avant tout par l’Europe.“

„T“: Vous pouvez expliquer cela?
E.S.: „J’ai l’impression que l’Europe déteste les Israéliens. Quand on permet à quelqu’un de se conduire n’importe comment, cela veut dire qu’on a pas d’amitié pour lui. Au nom de l’amitié, moi j’ai attendu que l’Europe aurait le courage de sortir de la logique de traitement spécial, mais on continue à nous traiter spécialement. C’est la logique après la Deuxième Guerre mondiale. Mais c’est une logique criminelle. L’état d’exception à première vue a l’air d’être amical, mais à long terme cela nous sert plutôt a nous suicider. Il faut sortir de la logique de différence. Il n’y a pas de différence entre la discrimination en faveur et la discrimination négative. C’est la même chose.“

„T“: Et la population? Est-elle prête pour vos visions?
E.S.: „Si je vous avais posé la question en 1936, que l’Allemagne et la France vivront ensemble, qu’est-ce que vous auriez répondu?“

„T“: Non.
E.S.: „Voila.“

„T“: 1-0 pour vous.
E.S.: „Puisque l’Allemagne et la France ont réussi de vivre ensemble, en politique la notion de l’impossible n’existe pas. En politique il faut avoir une vision, c’est-à-dire intégrer à l’intérieur de l’école la notion de l’égalité. C’est la même chose pour la libération de la femme. On aurait très bien pu s’arrêter en 1926, les femmes et les hommes ne sont pas pareils, voilà c’est comme ça. Ce n’est même pas la peine de se battre, parce que même pas les femmes ne veulent cette égalité.“

„T“: Donc métaphoriquement, les Palestiniens sont des femmes d’il y a cent ans et il faut les libérer?
E.S.: „Oui. Mais les Palestiniens se prennent pour des hommes. C’est ça aussi le problème. Ils sont assis à la table de négociation et ils font comme s’il y avait une égalité. Ils se battent sans stratégie. Les Palestiniens doivent comprendre qu’il est temps de sortir de la naïveté de l’occupé. Ce n'est pas à eux de négocier ces droits. Ils doivent dire, c’est nous les indigènes, nos droits sont évidents. Et maintenant nous sommes prêts à discuter avec vous. Parlons des juifs en Palestine. Et notre devoir à nous, les juifs, c’est de demander à eux de nous donner nos droits. Il faut créer une lutte commune. Un combat commun. C’est la même chose avec le féminisme. Ce n’est pas un combat des femmes, c’est un combat des femmes et des hommes pour l’égalité.“

Entretien réalisé par Janina Strötgen - Tageblatt, Freitag, 20. Juni 2008, Nr. 144