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Un cas de censure by Marion Dumand (Politis)

11.03.2004

“Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël” a été déprogrammé du Festival du réel. Une décision aussi grave politiquement que culturellement affligeante.

L’événement du 26e Festival du cinéma du réel, c’est Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël qui l’a créé. Mais sûrement pas de la façon dont ses réalisateurs, le Palestinien Michel Khleifi et l’Israélien Eyal Sivan, l’auraient espéré. Ce jeudi 4 mars, à l’entrée de la salle du Centre Pompidou, un communiqué des deux cinéastes est distribué. Soutenus par l’Association des cinéastes documentaristes (Addoc), ils y dénoncent la déprogrammation de leur film, qui devait être projeté le 14 mars. Une décision prise par le ministère de la Culture, le Centre Pompidou et la Bibliothèque publique d’informations (BPI). En guise de bienvenue, Gérald Grunberg, directeur de la BPI, rend un brillant hommage à Jean Rouch et apporte “quelques précisions sur ce communiqué”. En fait de “précision”, le maître des lieux ne fait que confirmer l’annulation de la projection. Tollé général. Afin de calmer le public, il rappelle que celle prévue à 15h30 le 11 mars est maintenue. Puis explique que la déprogrammation vise à prévenir des risques de troubles à l’ordre public. et le “malaise ressenti face à une nouvelle projection du film dans l’enceinte d’une institution publique de l’État”. (le film a déjà été diffusé à la BNF, ainsi que sur Arte). Malaise dont témoignent “de nombreux courriers, émanant de signataires divers”. À plusieurs reprises, le discours est hué. “Pourquoi la projection de dimanche pose-t-elle un problème et pas celle de jeudi ?”, demande Eyal Sivan, sans obtenir la moindre réponse. Finalement, une quinzaine de personnes quittent la salle afin de protester contre cette censure. Car le mot n’est pas trop fort. C’est “une censure qui ne dit pas son nom”, comme s’en inquiètent les nombreux signataires d’une pétition soutenant Route 181. En effet, expliquent-ils, “sans forcément partager les choix et les points de vue exprimés dans Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël, il nous paraît inacceptable de catégoriser cette œuvre comme pouvant susciter "des propos et actes antisémites ou judéophobes". En tant qu’œuvre de l’esprit, Route 181 participe à un débat intellectuel, que chacun est libre de critiquer : Nous sommes choqués que le ministère de la Culture s’arroge le droit de définir lui-même les termes de ce débat en interdisant de fait la diffusion de ce film. Nous sommes inquiets du précédent que crée une telle décision. En cédant aujourd’hui devant un hypothétique "trouble à l’ordre public", le ministère de la Culture prend le risque d’abdiquer demain devant toute critique organisée contre un travail intellectuel et artistique. Un ministre de la Culture se doit de protéger les œuvres et non de se ranger du côté de leurs détracteurs”. Une inquiétude partagée par des cinéastes (Jean-Luc Godard, Claire Simon, Jean-Louis Comolli, Michel Deville, Julie Bertucelli...), des écrivains (François Maspero, Elfriede Jelinek, Abdelatif Laâbi, Kenize Mourad...) et des intellectuels (Pierre Vidal-Naquet, Tzvetan Todorov.. .), mais aussi le Syndicat Français des Réalisateurs et l’Union des juifs français pour la paix.

Au nom de la liberté d’expression, tous demandent le rétablissement de la projection. L’Observatoire de la liberté d’expression en matière de création, de la Ligue des droits de l’homme, fait de même et s’interroge sur la volonté du ministère de la Culture : “[...] va-t-il céder à n’importe quel groupe de pression interprétatif qui exigera l’annulation, et donc la censure effective, de projections de films dont le contenu ne lui conviendrait pas, pour des raisons de politique, de bonnes mœurs, de religion ? Il fut un temps où les groupes de pression liberticides s’adressaient non pas aux autorités de l’État mais aux tribunaux pour réclamer des interdictions. Et les juges, gardiens des libertés fondamentales, prenaient en compte la liberté d’expression”. Ce qui ne semble pas, en France, être le cas des institutions culturelles de l’État...

MARION DUMAND



Route 181 : un monde kafkaïen

Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël, c’est d’abord l’impression d’y être. De replonger, pendant quatre heures, dans un monde “kafkaïen” - Ie terme est employé par un soldat qui occupe Ramallah en rêvant de lecture. Un jeune homme qui interdit le passage des voitures palestiniennes en évoquant le personnage de Devant la loi, incapable de franchir une porte parce qu’elle n’existe que pour lui. Route 181, c’est une immersion dans la peur et la haine. Celles d’une patronne de restoroute, aux murs couverts d’images de guerre, qui se sent ainsi en sécurité et espère voir Israël “débarrassé de son cancer”, de ses Arabes. Heureusement, c’est aussi la redécouverte d’un possible écarté par la violence : la coexistence oubliée entre Arabes et juifs, l’identité multiple. “S’il y a des Arabes juifs, je suis un Arabe juif du Yémen” dit un amoureux en uniforme. Voilà trois des personnages que Michel Khleifi, le Palestinien, et Eyal Sivan, l’Israélien, ont rencontrés par hasard, mais sur un itinéraire bien précis : la frontière qui, selon la résolution 181 de l’ONU, devait séparer l’Etat juif de l’État arabe. Ce documentaire mêle ainsi deux dimensions : l’attachement du road-movie à la surface, aux routes et à leurs alentours, et une quête de la mémoire. Car les affiches qui parsèment les murs (“les Arabes en Jordanie”, “transfert = sécurité”), les maisons en ruine et les clôtures sont les manifestations tangibles d’une histoire collective et individuelle morcelée, mythifiée, entrelacée, niée. Une histoire qui affleure tant, que les langues se délient vite, que les souvenirs resurgissent. Dans l’univers quotidien de sa boutique, un coiffeur arabe raconte le massacre de Lod, les corps qu’il a dû brûler. Ceux qui ont été choqués, parce que cette scène évoque Shoah de Claude Lanzman, oublient d’en évoquer une autre. Interrogée sur le nom donné par les Israéliens au voisinage, une Palestinienne de Lod répond avec hésitation : “Ghetto, c’est un quartier arabe, non ?” Douloureux et complexes, passés et présents se dévoilent donc face à la caméra, dont l’œil devient parfois insupportable. Comme pour cette juive marocaine qui, évoquant son pays natal, demande à ce qu’un arbre soit filmé, et non plus son visage. Alors seulement, elle murmure : “Il y a peut-être des choses que je préfère oublier” . Un oubli que ce film rend plus difficile.

M.D.


ENTRETIEN

“C’est l’absence de débat qui entraîne la violence” Eyal Sivan. coréalisateur israélien de “Route 181” revient sur la déprogrammation de son film et en analyse les raisons

Comment interprétez-vous la décision du ministère de la culture et du Centre Pompidou ?

Eyal Sivan : Il me semble que les décisions prises dans l'hystérie ne peuvent être qu’incohérentes Puisqu’elles ne servent qu’à couper la poire en deux, satisfaire tout le monde, sans s’interroger sur ce qu’il serait juste de faire. Au lieu de s’accorder un temps de réflexion, la direction du Centre Georges-Pompidou a préféré surenchérir. Tout simplement parce que l’irrationnel prime sur la réflexion. Et cette façon de faire se répand : on réagit d’abord, pour penser ensuite. Il y a donc surenchères de paroles. Peu importe que cela soit souvent abject et aberrant : il faut avant tout réagir. Ce qui, au final, revient à mettre de l’huile sur le feu.

Quelles sont les conséquences de telles décisions ?

Comme nous l’indiquons dans notre communiqué, ce genre de décision nourrit les fantasmes les plus odieux. Accéder à la demande de déprogrammation émanant du Crif, c’est alimenter la tradition antisémite du grand complot, du lobby juif. Il en va de même lorsque Jérôme Clément, bien que je lui sois reconnaissant d’avoir permis la diffusion de Route 181 sur Arte, annule celle de Jénine Jénine sous prétexte de ne pas renforcer l’hystérie. Quant au festival du Réel et Route 181, on peut remarquer que, sur les dizaines de documentaires critiquant des États, seul celui-ci a rencontré une opposition...

Le ministère reproche à Route 181 d’être “unilatéral”. Mais n’est-ce pas là le propre d’une œuvre ?

Tout à fait Je me souviens que la Société civile des auteurs multimédia (Scam) avait utilisé une citation de Frédéric Laffont : “Le documentaire est le regard subjectif sur l’autre.” Les documentaristes se sont longtemps battus pour que soit reconnue cette notion d’ “unilatéral”, c’est-à-dire pour qu’ils soient reconnus en tant qu’auteurs. Alors voir cette revendication devenir une accusation me semble terrifiant. Les organisateurs du festival m’ont reproché d’avoir filmé des pacifistes israéliens sans leur avoir laissé la parole. Si ce point de vue d’auteur doit être débattu, sa négation marque une régression absolue du débat sur le cinéma.

N’est-ce pas refuser de voir ce que le film montre : les Arabes palestiniens, la répression ?

Tout à fait. C’est pourquoi ce n’est pas tant le sujet de Route 181 qui est au cœur de la polémique, mais qui en parle, qui a le droit d’en parler, et d’où. Ce qui permet d’évacuer le sujet et la démarche du film : la nécessité d’entamer un processus de vérité et de réconciliation dont 1948 ne peut être écarté. On doit enfin reconnaître, comme le dit Michel KhIeifi, que le sort d’Israël et de la Palestine est lié à deux traumatismes qui ne sont pas en compétition et qui doivent cohabiter. Nous, jeunes juifs, ashkénazes, devons faire ce que nos parents ont refusé : avouer le crime.

C’est là toute la question du droit au retour, la reconnaissance de ce qui s’est passé en 1948.

Bien sûr. On demande aux Palestiniens de renoncer à un droit qu’on ne leur a jamais donné... Ouvrir le dossier 1948, c’est mettre en cause l’État d’Israël. En France, beaucoup d’intellectuels français s’inquiètent plus de l’État d’Israël que des Israéliens. Ils réagissent ainsi comme ces communistes français qui ne juraient que par le système soviétique. A l’inverse, je préfère me préoccuper de l’avenir et donc du droit des juifs en Palestine.

On accuse Route 181 de remettre en cause l’existence d’Israël. Pourquoi ?

Parce que le film sous-entend une réalité binationale, qu’il montre la possibilité d’être à la fois arabe et juif, qu’il parle de 1948 et avoue ainsi le crime d’Israël. Une scène a été particulièrement attaquée : celle où un coiffeur raconte le massacre de Lod (1). Les détracteurs du film continuent d’évoquer le “prétendu” massacre pourtant reconnu par Benny Morris, grand historien israélien et homme de droite. Nous, militants de la cause palestinienne et de la “désionisation” d’Israël, savons bien qu’avouer ce crime désamorce le conflit. Puisqu’il y a un conflit sur la reconnaissance. La fin du déni est point de départ. Mais parler d’un État dêmocratique laïque ou du binationalisme ne suffit pas : nous devons élaborer un projet de société. Ce que j’amorçais sur le plan culturel, en tournant en arabe des films sur les réfugiés palestiniens. Des films qui, diffusés en Allemagne et aux États Unis, ne pourraient pas passer aujourd’hui en France.

Comment expliquez-vous cette tension ?

Je pense que les cadavres sont en train de sortir des placards. Ils sont liés à l’Algérie : à la colonisation et à la décolonisation, mais aussi à la “discrimination positive” catastrophique qu’a été le décret Crémieux (2). Que peut vouloir dire aujourd’hui être sioniste et républicain : que la République s’arrête au bord de la Méditerranée ? A l’image d’une vision coloniale française sur un droit reconnu en métropole mais qui n’en franchit pas les limites...

La société française a longtemps été antisioniste. Aujourd’hui, le sionisme le plus violent est celui de la diaspora...

Oui, parce qu’il touche à l’identité. Une identité paradoxale, imaginaire, contradictoire. Ce qui interdit le débat entre sionistes et antisionistes, peut-être le plus important du judaïsme laïque. Et dont l’absence peut expliquer son désarroi. Si le sionisme est la négation de l’exil, et je reprends là une expression consacrée par l’université Ben-Gourion, l’antisionisme est lié à la diaspora. D’ailleurs, l’idée d’être juif et laïque en Israël n’est plus contradictoire si l’on accepte qu’Israël fasse partie de la diaspora. C’est là le seul avenir puisque les juifs y seront effectivement minoritaires. Alors, la meilleure solution transitoire réside dans le binationalisme.

Pensez-vous que le conflit israélo-palestinien s’exporte sur le territoire français ?

D’un point de vue historique, il y a deux endroits dans le monde où juifs et arabes cohabitent : en Palestine/Israël et en France. Si l’exemple français échoue, nous n’aurons plus de références pour notre vision binationale, démocratique et laïque. Par contre, sa réussite signifierait que le problème n’est pas entre juifs et arabes. Pourquoi le président du Crif a-t-il suggéré à Sharon un bureau de propagande à la Goebbels ? Pourquoi répète-t-il que le danger n’est pas l’antisémitisme de l’extrême droite mais celui des Arabo-musulmans ? D’autre part, il me semble que la République n’a jamais parlé de cette catastrophe qui a consisté à effacer en Algérie le trait d’union entre arabe et juif. Maintenant, la mémoire de la cohabitation s’est perdue. On demande aux jeunes de choisir entre ces deux identités. Alors qu’une identité multiple est possible : on peut être Arabe et juif et Français et homme et homosexuel. En fait, beaucoup de Français règlent des comptes avec leur propre histoire, celle d’un État qui a divisé pour mieux régner. C’est de cette bataille que nous, Israéliens et Palestiniens, sommes devenus le prétexte. En réalité, l’importation du conflit en France est une question secondaire.
Mais les attaques et les menaces dont vous avez été l’objet sont bien réelles...
J’ai reçu des menaces de mort, des coups de téléphone. J’ai fait appel à la justice. Contrairement à quelques organisations, je refuse de faire la loi moi-même. C’est aussi l’absence de débats qui entraîne le recours à la violence.

PROPOS RECUEILLIS PAR MARION DUMAND ET DENIS SIEFFERT


(1) A Lod (Lydda), en 1948, 250 Palestiniens ont été regroupés dans une mosquée et tués par des soldats israéliens.

(2) En 1870, le décret Crémieux accorda la citoyenneté française aux juifs d’Algérie, pas aux musulmans.