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Le mur de la honte version Sharon by Slimane Zeghidour (La vie)

26.09.2002

Alors qu'Arafat est assiégé à Ramallah, Israël a entrepris la construction d'un mur supposé empêcher les attentats. Deux cinéastes, l'un israélien, l'autre palestinien, filment cette "absurdité". De notre envoyé spécial Slimane Zeghidour.
 
On dirait un décor de cinéma. Le cadre idéal pour un film d'Hollywood bien manichéen, du genre Terminator ou la Tour infernale. Il n'y manque rien, ou presque : amas de ruines fumantes, frimas ocre, débris de maisons mêlant poutrelles, meubles et pans de murs abattus, bulldozers fouaillant le sol, chars en position de tir, soldats en état d'alerte et, au milieu de ce chaos, une bâtisse, un cube de béton branlant, calciné, fenêtres voilées de rideaux, portail principal bloqué par une pyramide de sacs de sable, au cœur de Ramallah. À l'intérieur, Yasser Arafat, de nouveau assiégé par Ariel Sharon, privé d'eau, d'électricité et de téIéphone, avec 250 conseillers, cadres et partisans d'une Autorité nationale en perdition, sous le regard impuissant du monde, effet spécial 11 septembre oblige. En fait de décor, "il ne s'agit pas de cinéma, mais d'histoire brute, avec de vrais morts, du sang et l'horreur au quotidien", observe le cinéaste israélien Eyal Sivan. Qui ne voit, dans l'étau enserrant le Vieux au keffieh, que l'ultime, épisode d'un scénario écrit, précise-t-il, "le 29 novembre 1947, le jour où l'assemblée ,générale des Nations Unies a voté la résolution 181 instaurant la partition de la Palestine en un État Juif et un État arabe". Et de rappeler qu'Ariel Sharon n'a pas manqué d'exhorter l'opinion, dès le premier jour de l'Intifada, "à parachever la guerre d'indépendance", celle qui a débouché, dans la foulée du plan de partage, sur la création d'Israël, en 1948, au détriment de l'État palestinien mort-né.
De quoi en tirer un film, un "document témoignage à quatre mains", dit Eyal Sivan, qui voit dans l'idée même du partage de Ia Palestine la source du drame actuel. Il a convié, à cette fin, le réalisateur palestinien Michel Khleifi, pour mettre au grand jour les stigmates de ce jugement de Salomon autour du bébé Palestine. À bord d'une camionnette, l'Israélien et le Palestinien, qu'accompagne "en ami" l'éditeur et écrivain François Maspero, arpentent depuis bientôt deux mois le pays disputé, en quête d'acteurs à écouter, de vestiges à interroger, de frontières à rafraîchir. Le titre du documentaire en résume l'esprit Résolution 181, la route du partage.
Le partage, donc. Une idée qui fait toujours bondir Ariel Sharon et le cartel de partis de droite, ultras et intégristes, qui l'a porté au pouvoir. Le bouillant général préconise, au contraire, une séparation d'un genre inédit, depuis la muraille de Chine, le mur de Berlin ou la ligne Maginot : Israël a entamé, le 16 juillet dernier, la construction d'un mur de Séparation (guidar hafrada), voué non point à séparer les Israéliens des Palestiniens, mais uniquement à empêcher ces derniers d'entrer en Israël. Haut de presque cinq mètres, le premier tronçon de la muraille de béton, jalonné de tours de guet, devra s'étirer du village arabe israélien de Kafr Salem, au nord, jusqu'au bourg de Kafr Kassem, à 120 km au sud. Une autre tranche du chantier, ouverte le 30 juin, vise à encercler le Grand Jérusalem _incluant 11 colonies juives jaugeant environ 200 000 habitants_ pour s'enfoncer entre Bethléem et la ville trois fois sainte, avant d'achever d'encercler la totalité de la Cisjordanie, soit, en tout, 352 km. Coût du projet : un million d'euros lourds par kilomètre. Un premier kilomètre se dresse déjà entre Qalqiliya, ville "autonome" de 40 000 âmes, et Israël, et se réduit, pour le coup, à un pan d'autoroute que prolonge un champ en jachère, veillé par de vieux eucalyptus. Au pied du mur s'affairent des Bulgares, Turcs et Roumains, travailleurs immigrés importés pour remplacer des Palestiniens désormais interdits de séjour. Le soldat de faction vient, lui, d'Ouzbékistan. Il se dit "juif", mais chacun sait, ici, que, sur un million d'immigrants de l'ex-Union soviétique, un sur trois n'appartient pas à la Maison d'Israël. Plus d'un, du reste, n'hésite pas à s'afficher comme chrétien orthodoxe et à épouser une Arabe de la même Église. Une brèche, ouverte sur la clôture de béton flambant neuf, laisse entrevoir Qalqiliya. Image insolite, quasi onirique, que la ville soumise au couvre-feu, un après-midi d'été indien : un palmier solitaire, des rangs d'aubergines qui s'étiolent faute d'eau, un minaret muet, des volets clos, un silence angoissant et, pour tout signe de vie, un cheval qui broute une herbe couleur paille sous un ciel bleu roi. Même ciel même sort, à Gaza. Un million de Palestiniens y partagent la bande _moitié moitié_ avec... 6000 colons juifs. Eyal et Michel tombent de haut en découvrant l'imposante barrière qui enserre ce pénitencier _nul n'a le droit d'en sortir à ciel ouvert, muraille de barbelés, enfilades de poteaux, que dominent miradors et antennes d'un bout à l'autre de l'horizon. Cela fait quand même un heureux : le patron de l'usine Moseroth, à Nétivot, dans le Néguev, "leader" israélien du fil barbelé. Ancien officier d'élite, camarade d'Ehoud Barak, il révèle avoir mis au point une matière spéciale, la concentrine, dont le brevet a été dûment déposé. Un produit si malléable qu'un camion peut allonger jusqu'à 40 km de clôture par heure ! Mieux, l'entreprise, qui, au moment de l'accord d'Oslo, a failli mettre la clé sous la porte, croule, aujourd'hui, sous les commandes. Outre les frontières des Territoires et les prisons, Moseroth vend beaucoup en Afrique du Sud, pays où les Blancs cherchent à protéger leurs villas des Noirs. Pour autant, Eyal et Michel ne voient pas le monde, le "leur" en noir et blanc, avec un bon, d'un côté, et, de l'autre, un méchant. Trop primaire. Absurde. Dérisoire. "Il faut tourner la page, s'exclame Eyal, sortir du "nous" et "eux ", se libérer de la mentalité qui voudrait que chacun se batte d'abord chez soi. Non, il n'y a plus de chez-soi en Israël-Palestine, il n'aurait jamais dû y avoir qu'un chez-nous." De fait, l'imbrication des Palestiniens et des Israéliens _un million d'Arabes à l'intérieur d'Israël, d'un côté, presque demi-million de colons juifs à JérusaIem-Est, en Cisjordanie et à Gaza, de l'autre_ rend improbable tout partage du sol, à moins d'un retrait total des Territoires occupés, option qu'Ariel Sharon exclut, à moins d'une pression de Washington. "Eyal et moi, explique Michel, travaillons à démentir la fiction de la "séparation", du chacun chez soi. Il nous faut fondre en un seul récit nos vécus propres, révéler combien l'histoire de l'un s'explique par celle de l'autre, montrer, enfin, l'unité de destin qui englobe, à leur corps défendant, Palestiniens et Israéliens".
Arik, "roi d'Israël", clament encore des graffitis à la gloire d'Ariel Sharon. N'a-t-il pas été élu sous le slogan "Pour la paix et la sécurité". Depuis, "Ia paix a fait long feu et la sécurité va droit dans le mur", constate EyaI. Un mur dont on attend, avant tout, qu'il empêche le kamikaze d'entrer en Israël. Las ! Alors que l'équipe filme le rempart qui ferme l'horizon de Qalqiliya, la nouvelle tombe, cinglante. Un Palestinien vient de se faire exploser, à un arrêt de bus, à l'entrée de la ville arabe israélienne d'Oum el-Fahm, toute proche. Bilan : deux morts, l'auteur de l'attentat et un policier. Un spectacle de désolation attend le journaliste. Au milieu d'un carrousel de Jeep et d'ambulances, des soldats, policiers et curieux, des religieux ramassent qui un pied qui un moignon de bras ou un bout de mâchoire, tandis que quatre hélicoptères tournent et qu'un couple d'avions de chasse se dispute le ciel assombri. Accouru sur place, le député arabe de la Knesset, Hachem Mahamid, opposant farouche au "mur de l'Apartheid", se lamente : "Après ce crime lâche, abject, Sharon va sévir encore, tuer d'autres innocents. Mon Dieu, proteste-t-il, quand sortirons-nous donc de cette spirale de la mort ?" Bonne question. Pour Eyal Sivan, citoyen d'Israël vivant en France depuis vingt ans, et pour Michel Khleifi, lui aussi ressortissant de l'État juif, mais Palestinien, né de parents arabes chrétiens orthodoxes, et citoyen belge, la réponse ne fait pas de doute. "Il n'y aura pas de réconciliation sans vérité historique. Et, dans ce conflit colonial, politique, chacun doit pouvoir écouter, faire sien le vécu de l'autre, afin d'en tirer une version commune", insiste Eyal, impatient de sauter dans sa camionnette pour continuer son film-documentaire. "On nous rebat les oreilles avec le partage, la séparation, le divorce à l'amiable entre Israéliens et Palestiniens. Moi, je dis : et si on parlait, plutôt, de mariage, de vie commune, au sein d'un seul État laïque, pour qui il n y aurait plus ni juifs, ni chrétiens, ni musulmans, mais seulement des citoyens", conclut Michel, en courant derrière le véhicule déjà en marche, tout au long d'un mur qui, pour lui, n'existera jamais que dans le béton.
 
(Encadré : Deux cinéastes libres)
Michel Khleifi : 1950 Naissance à Nazareth (Israël). 1970 Installation en Belgique. 1980 Réalise la Mémoire fertile, portraits de femmes de Palestine. 1986 Noces en Galilée, dénonciation lyrique du mariage traditionnel sur fond du conflit israélopalestinien. 1995 Mariages mixtes en Terre sainte, portraits hauts en couleur de couples judéo-arabes.
Eyal Sivan 1964 Naissance à Haïfa (Israël). 1985 Installation en France. 1987 Réalise Aqabat Jaber (1987), document sur un camp de réfugiés. 1990 Izkor, les esclaves de la mémoire, dénonce l'exploitation idéologique de la mémoire par l'État d'Israël. 1999 Un spécialiste, avec Rony Brauman, document exceptionnel consacré au procès d'Eichmann, à Jérusalem. Une leçon sur la banalité du Mal.
 
 
(Encadré : frontières)
Un mur de 350 km de long
Lancé dans le but avoué d'empêcher les Palestiniens _pas seulement les kamikazes_ d'entrer à Jérusalem et en Israël, le projet du mur de Séparation a suscité bien des critiques, notamment de Laura Bush, l'épouse du président américain, qui a déclaré : "Je ne vois pas comment une barrière pourra être un signe de paix durable." Une fois achevé, il fera 350 km de long et s'étendra de Jénine à la mer Morte. Il grignote encore un peu plus, en plusieurs endroits, la ligne verte qui marquait la frontière d'avant 1967. Moshe Yaalon, chef d'état-major de l'armée de Défense d'Israël, a affirmé : "Si l'on me donnait cet argent (budget alloué au mur, NDLA), je l'investirais aiIIeurs."