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Un spécialiste by Jean-Philippe Renouard (CNDP Télédoc)

01.01.2005

Un film de Rony Brauman et Eyal Sivan (1999), à partir des images de Leo Hurwitz, coproduit par Momento !, Bremer Institut Film-Fernshen, Image Création, Amythos Film & TV Production, Lotus Film, France 2 Cinéma, Westdeutscher Rundfunk, RTBF et Noga Communications. 2 h 03 min

sur le câble : mardi 25 janvier 2005, 20 h 05 Rediffusion sur le câble : dans la nuit du lundi 31 janvier au mardi 1er février, 0 h 55

Le film
Un spécialiste est un drame judiciaire qui dresse le portrait d’un bureaucrate zélé, respectueux de la loi et de la hiérarchie, un fonctionnaire de police responsable de l’anéantissement de plusieurs millions de personnes, un criminel moderne. Loin du personnage de pervers sanguinaire, de menteur machiavélique ou de serial killer que veut décrire le procureur, l’accusé, Adolf Eichmann, apparaît comme un père tranquille, à la fois comique et terrifiant. En s’inspirant de la réflexion de la philosophe Hannah Arendt, Rony Brauman scrute Eichmann filmé lors de son procès en 1961 et tente de répondre à la question : quel visage a le mal ? Plutôt qu’un documentaire sur la « solution finale », ce drame en images revues et corrigées dresse le portrait d’un individu monstrueusement ordinaire et dispense une impressionnante leçon de morale et d’histoire. C’est son engagement dans l’action humanitaire qui a décidé l’ancien président de Médecins sans frontières à utiliser les films d’archives du procès d’Eichmann. Quelles leçons pouvait-il tirer des images d’un procès qui, à son époque, se voulait exemplaire ? Quel rapport entre l’extermination programmée des Juifs par les nazis et le génocide du Rwanda en 1994 ou la famine éthiopienne dix ans plus tôt ? Peut-être ce que Hannah Arendt a appelé la « banalité du mal ». Pour analyser la captation du procès de 1961, Rony Brauman s’est inspiré du livre de cette dernière Eichmann à Jérusalem. Envoyée spéciale du New Yorker au procès, la philosophe juive allemande avait fait scandale en insistant sur la médiocrité de l’accusé jusque-là considéré comme un criminel hors du commun. Sa thèse fut l’objet d’une controverse d’autant plus vive qu’elle rendait compte d’un des aspects les plus inquiétants de la défense d’Eichmann : l’affirmation d’une coopération entre les SS et tous les membres de la société allemande, y compris les dirigeants des communautés juives. Brauman a cherché, en revisitant ces images du passé, à faire comprendre ce que Hannah Arendt appelait la « politique du moindre mal ». À qui incombe la responsabilité des massacres les plus abominables ? Uniquement aux exécuteurs ? Ou également à ceux qui les laissent faire ? C’est avec Eyal Sivan que Rony Brauman a reconstitué le portrait d’Eichmann en « criminel moderne ». Ce réalisateur, cinéaste documentaire et dissident israélien, travaille en France depuis 1986 sur l’instrumentalisation politique de la mémoire et le sort des populations palestiniennes déplacées. C’est lui qui a redécouvert, en 1991, ces archives filmées du procès de Jérusalem, jusque-là négligées. La réalisation d’ Un spécialiste s’est donc logiquement inscrite dans sa recherche sur la question de « l’obéissance absolue », objet central des discussions en Israël depuis la guerre du Liban.

Pistes à suivre [Histoire, collège et lycée]

Des images revisitées
Avant la projection avec des élèves, il est important de savoir que Rony Brauman a utilisé des images prises et montées par d’autres que lui, à une autre époque que la sienne. Captées en temps réel par des caméras de télévision, ces images étaient destinées à faire réfléchir les téléspectateurs sur le témoignage des victimes, à conserver et transmettre la mémoire de l’horreur qu’elles avaient vécue. En remaniant les images et leur montage, un autre sens est donné à ces archives, qui ne peut que susciter une réflexion ultérieure en classe. Afin de préparer cette réflexion, on demandera aux élèves de concentrer leur attention, pendant le film, sur quelques points précis. Ils essaieront ainsi de retrouver les angles de vues originaux (décelables malgré et à cause des recadrages dans l’axe et les panoramiques « inventés » par les réalisateurs). Ils pourront surtout repérer les séquences dans lesquelles se manifeste clairement la volonté de remettre en scène les images d’archives : la première séquence, par exemple, qui ralentit l’image et centre sa dramatisation sur le son (avec musique contemporaine, roulements de tambours, éclats de voix entrecroisés) ; la séquence centrale, faite d’ellipses, qui téléscope les témoignages dans un montage polyphonique, le tout sur un fond sonore qui illustre le souvenir des camps ; la dernière séquence et le générique de fin qui dépouillent le portrait figé d’Eichmann de tout son contexte, le colorise, et semble l’actualiser, tandis que retentit la puissante Danse russe de Tom Waits, extrêmement syncopée.

Un montage dramatisé
Le procès eut lieu dans la grande salle de spectacle de la Maison du peuple de Jérusalem aménagée en tribunal. Sa captation s’est efforcée de l’enregistrer dans sa totalité. Pour comprendre comment Brauman et Sivan ont décidé de « mettre en scène » la paradoxale banalité de l’accusé, il faut retrouver les choix qu’ils ont effectués au montage. Tout d’abord, les réalisateurs n’ont pas suivi l’ordre chronologique du procès, mais celui de l’histoire : en tout, treize séquences. On pourra demander aux élèves d’être attentifs à cette reconstruction en repérant les marques des débuts et fins de chaque séquence, puis de se rappeler les sujets abordés dans celles qui les ont le plus marqués. Ensuite, les réalisateurs ont resserré l’espace du tribunal pour en former une sorte de huis clos. Ils ont, ici ou là, reconstitué la salle dans son ensemble en juxtaposant numériquement deux plans séparés. De même, ils ont supprimé des plans montrant directement le public, qui n’est plus signalé que par son reflet dans les vitres (là encore, un trucage), voire quelques apparitions de spectateurs qui ne peuvent plus contenir leur indignation. Le film privilégie les images des principaux acteurs du procès, recadrés le plus souvent en gros plans. Saisissant la cour en contre-plongée, les images soulignent la volonté des trois juges de ramener l’accusation sur le terrain juridique de la responsabilité d’Eichmann. La caméra souligne les « effets de manche » et de voix du procureur qui, lui, cherche à faire ressortir l’inhumanité du criminel et à susciter l’émotion de la salle. Mais elle oublie l’avocat d’Eichmann pour scruter l’accusé lui-même et mettre en évidence son système de défense.

Une accusation actualisée
Le film est donc dans son ensemble centré sur l’énigme que constitue le personnage d’Eichmann et le regard que les réalisateurs nous incitent à porter sur lui. La caméra nous le montre parfois de dos, comme si l’on était dans sa cage de verre ; le plus souvent de face, occupé à des rituels obsessionnels ou se levant et s’asseyant mécaniquement pour répondre aux questions. Des images qui en font un homme banal et ridicule. On pourra, après la projection, reconstituer sa tactique de défense à partir des éléments récurrents du film : Eichmann refuse la responsabilité en invoquant l’obéissance aveugle aux ordres, la division du travail, la légalisation du crime par l’État, la logique de l’époque. Il insiste sur son intérêt pour la culture des juifs, l’implication de leurs communautés dans l’entreprise de déportation ; il ne nie jamais les massacres et proclame son intention d’empêcher qu’une telle horreur ne se reproduise... Restaurées, éclairées, sonorisées, afin de créer une forte impression de proximité et d’actualité, ces images vieilles de quarante ans sont donc devenues le matériau passionnant d’un de ces courtroom dramas (films de procès), dont le cinéma américain est si riche. Au-delà des résonances que le film envoie aux Israéliens d’aujourd’hui, le travail de Brauman et Sivan devrait proposer à tous les adolescents matière à réflexions : sur l’utilisation des archives historiques, sur la notion de responsabilité dans les sociétés modernes, sur la présence dans les génocides de la « dimension humaine » du mal.

Autour de l’émission
Étapes de l’« événement » 1939-1940. Avec la création d’un Gouvernement général dans la Pologne envahie, puis l’occupation de la France, de la Norvège, de la Belgique et des Pays-Bas, le Reich veut régler le problème des trois millions de juifs dans les territoires qu’il contrôle. Le projet, notamment défendu par Eichmann, de les parquer dans une vaste réserve (Madagascar ou Lublin) est écarté, au profit de la création de plusieurs ghettos à l’est, vite surpeuplés. 1941. Hitler, en attaquant l’URSS, entreprend une « guerre d’anéantissement » et envisage, très vite, une élimination de la « race juive ». Ici et là, des « groupes d’intervention » massacrent juifs et communistes ou les déportent dans les premiers camps (Chelmno - ou Kulmhof - et Auschwitz). 1942. Le 20 janvier, conformément à la prescription de Hitler d’une « solution finale », les responsables des services concernés (police, administration, SS, Affaires étrangères) tiennent une conférence à Wannsee, dans la banlieue de Berlin, afin de procéder à son organisation. Dès le printemps est lancée l’« opération Reinhard » qui vise à liquider les juifs polonais dans quatre camps (Chelmno, Belzec, Sobibor et Treblinka). La déportation est organisée dans la plupart des territoires occupés : en France, à partir de l’été, soixante-seize mille juifs « raflés » transitent par Drancy et Pithiviers. 1943-1944. Les camps d’extermination fonctionnent à un rythme croissant : un million de juifs sont gazés dans le seul camp d’Auschwitz-Birkenau. 1945. Lorsque les Alliés libèrent des camps en grande partie évacués, environ six millions de juifs ont déjà été exterminés. 1946-1950. À Nuremberg, les principaux dirigeants nazis sont jugés, puis les responsables majeurs des « groupes d’intervention » et commandants de camps. 1950. Jusque-là caché en Allemagne, Eichmann fuit en Argentine où il vit sous le nom de Ricardo Clemens. 1960. Des agents secrets israéliens se saisissent de lui et l’amènent à Jérusalem. 1961. Eichmann est jugé, condamné à mort et exécuté dans sa prison. Les « spécialistes » Au cours du film sont évoqués quelques autres acteurs du drame de la Shoah. Rappelons ici brièvement quel était leur rôle. Heinrich Himmler : chef de la SS et de la police allemande, puis également ministre de l’Intérieur à partir de 1943, s’est suicidé en mai 1945. Reinhardt Heydrich : chef de l’Office central de sécurité du Reich (le RSHA), abattu par la Résistance tchèque en mai 1942. Heinrich Muller : général SS, chef de la Gestapo, probablement tué à Berlin en avril 1945. Rudolf Hoess : lieutenant-colonel SS, commandant du camp d’Auschwitz, exécuté en 1947. Wilhelm Stuckart : secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur du Reich, jugé à Nuremberg puis libéré en 1949.

Archives reclassées
Les images du procès Eichmann sont un peu particulières. L’intégralité des cent quatorze séances a été enregistrée, fait rare pour l’époque, par quatre caméras fixes, sur des bandes vidéo d’un format aujourd’hui obsolète de « 2 pouces ». Des trois cent cinquante heures d’images tournées, seules quelques minutes ont été diffusées par les télévisions du monde entier, puis régulièrement reprises dans des films de montage. Stockées en vrac à l’université de Jérusalem, les deux cent cinquante bandes originales jugées inutiles ont donc été récemment exhumées, transférées sur un format plus lisible, puis soigneusement indexées et classées. Afin de se conformer au « scénario » établi par Rony Brauman et Eyal Sivan, seules quelques heures ont été sélectionnées, restaurées grâce à un système informatique inédit afin qu’elles retrouvent une définition d’image proche des films actuels et enfin soumises à quelques effets spéciaux. Quant au son, des enregistrements effectués en 1961 par une radio israélienne ont été synchronisés avec l’image. Bien que d’excellente qualité, ces « dialogues » ont été enrichis d’un bruitage qui restitue notamment les réactions du public.

Le document
Quarante ans après... Rony Brauman revient sur le procès d’Eichmann et la sortie d’ Un spécialiste.

En 1961, le fait qu’Eichmann soit jugé par un tribunal israélien et non par un tribunal international a-t-il été mal perçu ? Certaines personnalités juives ont désapprouvé le procès. Mais ces réprobations restaient théoriques, parce qu’il n’existait pas de tribunal international. Et Eichmann ne pouvait guère être jugé en Allemagne où, à l’époque, la moitié des magistrats ayant exercé sous le IIIe Reich était encore en place. L’heure n’était plus à l’opprobre jeté sur l’Allemagne. Il est clair que ce sont les nazis, pas les Allemands, qui sont jugés au cours du procès.

Quel est votre sentiment aujourd’hui quant aux polémiques qu’il a suscitées ? Étiez-vous étonné que resurgissent celles apparues après la publication d’« Eichmann à Jérusalem », de Hannah Arendt ? Ni Eyal Sivan ni moi ne prétendons rivaliser avec la pensée d’Arendt, la polémique n’était pas à la hauteur de la fameuse « controverse » provoquée par ses écrits. Mais sur le fond, indépendamment de son intensité, les termes de cette polémique sont incroyablement proches : la question des conseils juifs, la question du « personnage Eichmann », « brute nazie se cachant derrière un personnage de bureaucrate » ou au contraire « bureaucrate qui, parce qu’il était bureaucrate, a atteint ce niveau d’efficacité ». Cette seconde hypothèse empruntée à Eichmann à Jérusalem est la nôtre. L’esprit bureaucratique, l’efficience administrative des fonctionnaires étaient la condition même de la réalisation du génocide commis par les nazis. Des brutes vociférantes ne seraient jamais parvenues à ce niveau d’organisation, de méticulosité dans la chaîne d’instruction, de coordination entre les différentes administrations. Dissocier le crime monstrueux des tâches routinières qui permettaient sa réalisation, voilà ce qui est en jeu. Mais, pour beaucoup de gens, cela reste choquant.
Propos recueillis par Jean-Philippe Renouard pour La Cinquième.

Pour en savoir plus LECOMTE Jean-Michel, Savoir la Shoah, CRDP de Dijon, coll. « Documents, actes et rapports », 1998. Notice. NATANSON Dominique, J’enseigne avec l’Internet la Shoah et les crimes nazis, CRDP de Bretagne, 2002. Notice. ARENDT Hannah, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Gallimard, coll. « Folio. Histoire », 1991. BRAUMAN Rony, SIVAN Eyal, Éloge de la désobéissance : le procès Eichmann, essai sur la responsabilité, Le Pommier, coll. « Manifestes », 1999. FORGES Jean-François, Éduquer contre Auschwitz, Pocket, coll. « Agora », 2004. GRYNBERG Anne, La Shoah : l’impossible oubli, Gallimard, coll. « Découvertes », 1995. MARTINEZ Gilles, La Shoah, Seuil, coll. « Mémo », 1999. WIEVIORKA Annette, 1961, le procès Eichmann, Complexe, coll. « La mémoire du siècle », 1989. WIEVIORKA Annette, L’Ère du témoin, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2002.
Aide-mémoires du crime contre l’humanité. CAYEUX Jean-Paul, LE BERRE Pascal. CRDP de Haute-Normandie, 2002. VHS : 52 min. Notice.
L’indispensable site de Dominique Natanson sur la Shoah. perso.wanadoo.fr/d-d.natanson/
Anne Henriot, professeur de lettres et de cinéma Loïc Joffredo, professeur d’histoire et de géographie Cinédoc, supplément de Téléscope n° 223 et de TDC n° 773, avril 1999